* * *

À un kilomètre et demi de là, le petit catamaran pénétrait dans l’anse sous le ciel nocturne. Dirk et Dahlgren, à nouveau couchés sur les planches, avançaient en pagayant le long des hautes falaises afin de rejoindre une étroite corniche juste au-dessus du niveau de l’eau. Ils arrêtèrent le bateau le long de la paroi de lave quasi verticale. Dirk, en se mettant debout, put observer les lumières vives du navire de forage tout proche. Préférant ne courir aucun risque, il démonta le mât et la voile de leur embarcation.

Les deux hommes s’assirent enfin pour se reposer, ne quittant pas des yeux le navire, épuisés après cette longue journée sur l’eau. Ils étaient assez proches pour distinguer une douzaine d’hommes affairés autour du mât de charge sur le pont arrière éclairé, descendant dans l’eau un grand trípode à travers un puits dans le pont.

— Tu crois qu’ils essaient carrément de forer la lave pour atteindre l’épave ? demanda Dahlgren.

— Je ne vois pas ce qu’ils feraient d’autre, répondit Dirk.

Après s’être désaltérés et ravitaillés, ils étirèrent leurs membres fatigués et réfléchirent, confortablement installés, au meilleur plan d’attaque. Soudain, un grondement sourd fit légèrement trembler le catamaran. C’était un bruit étouffé, qui semblait venir des profondeurs.

— Mais qu’est-ce que c’est que ça ? fit Dahlgren.

— Une explosion sous-marine probablement, murmura Dirk.

Il scruta la surface, s’attendant à voir jaillir une gerbe d’écume et de bulles, mais rien ne se produisit, à peine un frémissement.

— Bizarre... Ça doit venir du navire lui-même, dit-il.

— On dirait bien que tout le monde s’en moque, remarqua Dahlgren en constatant que l’équipage avait presque entièrement déserté le pont, à présent silencieux. Si on allait voir de plus près ?

Ils s’apprêtaient à remettre le catamaran à l’eau lorsqu’ils perçurent une deuxième détonation. Tout comme la première, la surface se rida à peine. Alors qu’ils essayaient de comprendre ce qui se passait, un nouveau bruit, plus fracassant, se mit à gronder sous leurs pieds. En s’amplifiant, le sol se mit à trembler violemment, les faisant presque tomber. De petits éclats de roche volcanique se mirent à dégringoler le long de la falaise.

— Attention ! s’écria Dirk en observant avec effroi un gros rocher en équilibre qui menaçait de se décrocher.

À peine avaient-ils plongé que le rocher tomba dans l’eau juste devant eux, frôlant le catamaran.

Le sol vibra encore pendant plusieurs secondes, puis quelques vagues écumantes levées par le séisme giflèrent violemment le pied de la falaise avant que tout ne redevienne calme.

— J’ai cru que toute la falaise allait s’effondrer sur nous ! fit Dahlgren.

— C’est encore possible, répondit Dirk en observant avec méfiance l’immense tour de lave. Pas la peine de traîner ici.

Dahlgren regarda le navire de forage.

— C’est eux qui ont provoqué le séisme, déclara-t-il avec certitude. Il a été déclenché par la détonation.

— Espérons que c’était accidentel. Ils doivent essayer de découper la couche de lave pour atteindre l’épave.

— Ils peuvent se la garder. Trouvons Summer et tirons-nous d’ici avant qu’ils nous fassent dégringoler toute l’île sur la tête.

Ils mirent rapidement le catamaran à l’eau et grimpèrent dans l’embarcation. Ils s’éloignaient de la falaise en pagayant sans bruit, se dirigeant prudemment vers le navire de forage. Dahlgren constata que l’extrémité de la planche de surf avait été aplatie comme une crêpe, mais il n’eut pas le cœur de prévenir Dirk que sa planche avait été écrasée par le rocher.

48

Summer, assise dans la timonerie, réfléchissait à un moyen de s’enfuir lorsque la première détonation retentit. La vibration se fit sentir juste sous le navire et, tout comme Dirk, elle supposa qu’il s’agissait d’un genre d’explosion, ses ravisseurs essayant probablement de faire sauter la lave qui recouvrait l’épave.

Cou de Taureau, assis de l’autre côté de la table, l’observait d’un air mauvais et eut un petit sourire en voyant la surprise et la colère se peindre sur le visage de Summer. Son sourire s’élargit plus encore quelques minutes plus tard, lorsque se produisit la deuxième explosion, révélant des dents noircies par le tabac.

Malgré la répulsion qu’elle éprouvait, Summer ne pouvait qu’être intriguée par les agissements de ses kidnappeurs. S’ils allaient jusqu’à tuer et vandaliser l’épave, c’est qu’une chose de grande valeur s’y trouvait. Summer se souvint avec quel intérêt Tong étudia l’assiette de porcelaine et les éventuels symboles royaux. Mais s’il s’attaquait à la lave, c’était sans doute pour bien plus. De l’or ou des pierres précieuses devaient y avoir été ensevelis, songea-t-elle.

Alors que le second choc faisait légèrement vibrer la passerelle, elle ne pensait qu’à une chose : s’échapper. Quitter le navire était urgent si elle voulait avoir une chance de survie. Summer était une nageuse entraînée, et elle était certaine que si elle arrivait jusqu’à l’eau, elle pourrait facilement atteindre la côte rocheuse. Rejoindre l’intérieur des terres ou même longer la côte ne serait pas de la tarte, se dit-elle en observant les falaises raides et déchiquetées, mais peut-être pourrait-elle tout simplement se cacher dans les rochers jusqu’au retour du Mariana Explorer. En dépit des difficultés, c’était une perspective plus réjouissante que rester dans ce navire avec ces brutes.

Seule sur la passerelle en compagnie du timonier et du brutal gardien, elle comprit qu’elle tenait peut-être sa seule chance de se sauver. Le timonier, un gamin svelte à l’allure servile, ne semblait guère menaçant, d’autant plus qu’il ne cessait de baver devant la grande Summer d’un mètre quatre-vingts comme si elle était Aphrodite.

C’était Cou de Taureau le problème. La violence semblait être son mode de communication, et Summer frissonna en pensant qu’il devait même tirer un plaisir certain à brutaliser une jolie jeune femme. Elle allait devoir le battre sur son propre terrain, mais au moins bénéficiait-elle de l’effet de surprise.

Prenant son courage à deux mains, certaine que cette occasion ne se représenterait pas, elle se leva doucement de la table et marcha nonchalamment vers l’avant de la passerelle comme si elle avait besoin de se dégourdir les jambes ou d’admirer la voûte étoilée. Cou de Taureau la talonna immédiatement, restant quelques pas derrière elle.

Summer s’immobilisa un moment, prenant le temps de respirer pour se détendre, puis se tourna vers l’aile à bâbord. Elle marcha rapidement, à longues enjambées, vers la porte ouverte comme si elle allait prendre un ascenseur. Le garde lui grogna immédiatement d’arrêter, mais elle l’ignora. Rapidement, elle avait presque atteint la porte. Surpris, le garde se dépêcha pour la rattraper, bondit en avant et posa une main crasseuse sur l’épaule de Summer. Réagissant par anticipation à une vitesse qui la surprit elle-même, elle lui attrapa le poignet à deux mains, pivotant immédiatement sur le côté tout en tirant le poignet vers le haut et poussant sa paume ouverte à l’envers vers le sol. Summer recula ensuite d’un pas et s’agenouilla. Son adversaire, méfiant, fit un pas de côté, mais elle avait raffermi sa prise et pouvait lui briser l’os en un rien de temps. L’homme enragé battait l’air de sa main libre pour assommer Summer, mais sans élan ses coups ne firent que marteler son dos. En guise de réponse, elle se releva et poussa l’homme en arrière en lui tordant davantage la main. L’homme hurla de douleur tout en essayant, en vain, d’atteindre Summer de son bras gauche. Mais la douleur était trop forte et il finit par tomber en arrière avec lourdeur sur la console de commandes, se retrouvant à genoux, neutralisé. Aussi longtemps que Summer maintiendrait son étreinte, la grosse brute serait impuissante. Un voyant rouge se mit à clignoter sur le tableau de bord tandis qu’une légère vibration sourdait des entrailles du navire. En s’écroulant sur les commandes, Cou de Taureau avait heurté un bouton qui désactiva le pilote automatique des hélices de position. Le jeune timonier, impressionné de voir Summer dominer physiquement son collègue pourtant costaud, s’écarta des commandes et se mit à parler en mongol, tout excité, en lui montrant la lumière rouge. Le cœur battant, Summer reprit son souffle et regarda le panneau.

Les commandes du navire étaient toutes légendées en mandarin, mais, heureusement, on avait collé sous chacune des étiquettes écrites en anglais. Summer lut l’inscription sous le bouton clignotant, qui disait : « Contrôle manuel propulsion ». Elle fut soudain traversée par une idée lumineuse.

— Petit changement de plan, murmura-t-elle au timonier qui ne comprenait pas, on part en balade.

Summer étudia rapidement les commandes et découvrit les deux cadrans marqués « Hélice bâbord avant » et « Hélice bâbord arrière ». Elle tendit la main et les mit à zéro. Presque simultanément, une troisième explosion retentit. Le timing était parfait, songea Summer, le bruit avait probablement masqué le ronronnement des hélices. Avec un peu de chance, peut-être l’équipage ne remarquerait-il même pas que le navire se positionnait à présent latéralement dans l’anse. Dans quelques minutes à peine, il se fracasserait sur les falaises de lave. La confusion qui en résulterait devrait lui donner amplement le temps de s’échapper.

— Pousse-toi ! s’écria-t-elle à l’adresse du jeune timonier qui se rapprochait du panneau de commandes.

Celui-ci s’écarta vivement,effrayé par le rictus de douleur qui déformait le visage de Cou de Taureau.

Le navire avançait doucement, poussé par les propulseurs tribord. Summer crut percevoir un petit bruit métallique contre la ligne de flottaison, mais le navire continuait sa trajectoire de crabe au milieu de la nuit noire. Si je pouvais juste tenir encore quelques secondes, songea-t-elle alors que son étreinte sur le poignet de l’homme commençait à se relâcher.

Comptant nerveusement les secondes, elle attendait le choc grinçant de la coque du navire contre la lave. Mais son cœur rata un battement quand elle entendit par la porte ouverte tonner une voix d’homme.

— Mais qu’est-ce qui se passe, ici ?

Se retournant avec crainte, elle vit Tong, qui pointait sur elle le canon de son pistolet automatique.

49

Ils avaient battu des pieds et pagayé pour amener le catamaran sans mât à une centaine de mètres du navire, avançant en arc de cercle vers la proue de manière à éviter les projecteurs qui illuminaient le pont arrière. Tandis qu’ils étudiaient le navire à la recherche de matelots ou de vigies, Dahlgren se pencha soudain vers Dirk et chuchota :

— Regarde sur la passerelle. Vite !

Dirk observa la superstructure avant du navire. À travers la porte ouverte de l’aile de passerelle, il aperçut quelqu’un passer. Une grande silhouette aux longs cheveux roux qui lui arrivaient sous les épaules.

— Summer.

— Je suis sûr que c’est elle, dit Dahlgren.

Une vague de soulagement envahit Dirk en voyant sa sœur en vie. Avec une vigueur renouvelée, il propulsa le catamaran plus fort en direction du navire.

— Montons à bord pour voir ce qui se trame.

C’était plus facile à dire qu’à faire. Le pont le plus bas du navire se trouvait à trois mètres au-dessus d’eux. Et comme le navire était maintenu en place par ses hélices de position, il n’y avait aucun câble d’ancre auquel s’accrocher. Dirk espérait qu’il pourrait y avoir une échelle intégrée à la poupe du navire, comme on en voyait parfois sur ce type de bateau.

Ils atteignirent la proue et pagayaient tranquillement vers l’arrière lorsque la troisième détonation éclata en dessous d’eux. Ils sentirent une vibration émaner du navire et remarquèrent quelques vagues dans l’eau, mais toujours aucun tourbillon dû à une explosion sous-marine. Les lumières autour du puits central illuminaient le dessous du navire et ils virent une tresse de câbles qui descendaient vers le tripode, posé verticalement sur le fond de la mer.

Ils avaient avancé de quelques mètres sur le côté du navire lorsque Dirk se rendit compte que le vrombissement des hélices de ce côté s’était arrêté. Avant qu’il comprenne ce qui se passait, la coque du navire percuta le catamaran avec un bang ! puis elle jeta l’embarcation sur la crête d’une vague. Le bateau arrivait sur eux en gagnant progressivement de la vitesse. Assis sur le côté soulevé, Dirk vit que le catamaran allait chavirer. La planche de surf du bas était poussée vers le fond et en quelques secondes, toute l’embarcation allait être aspirée sous le navire.

— Descends de la planche ! cria Dirk à Dahlgren.

Il se préparait à rouler sur le côté lorsqu’il aperçut une corde au-dessus de sa tête. C’était une aussière inutilisée qui pendait du flanc du bateau, à quelques dizaines de centimètres sous le pont. Dans une détente désespérée, Dirk sauta du catamaran et parvint à attraper la corde avec sa main gauche. S’agrippant de tout son corps, il tira avec ses deux mains et la corde se tendit sous son poids à un mètre de la surface.

Il regarda en bas et vit le catamaran se faire avaler sous le gros navire. Dahlgren était plus loin derrière ; il se débattait sur la crête de la vague en nageant comme un fou.

— Par ici. J’ai une aussière ! chuchota Dirk à voix basse en espérant ne pas attirer l’attention sur leur situation désespérée.

Ce fut assez fort pour que Dahlgren l’entende. Il nagea de toutes ses forces vers Dirk, à une allure qu’il n’aurait pas pu soutenir longtemps. L’eau semblait tourbillonner dans toutes les directions près du flanc du navire, entraînant Dahlgren dans un sens, puis dans un autre. Lorsqu’il fut enfin assez proche, Dirk tendit la main pour l’attraper par sa combinaison et tira de toutes ses forces. Il réussit à le hisser suffisamment hors de l’eau pour que Dahlgren puisse passer un bras dans la boucle de la corde. Il s’accrocha, en se laissant aller quelques instants le temps de reprendre son souffle.

— Ça c’était sportif, murmura-t-il.

— C’est la deuxième fois aujourd’hui que je dois te repêcher, dit Dirk. Si ça continue, je vais exiger que tu te mettes au régime.

— Ah, je vais y penser, articula Dahlgren, essoufflé.

Après s’être reposés un instant, ils se mirent à grimper par les deux extrémités de la corde et émergèrent sur le pont à quelques pas l’un de l’autre. Des voix leur parvenaient depuis la poupe, mais ils purent se regrouper discrètement sur bâbord. Dirk jeta un rapide regard à la falaise de lave qui se rapprochait rapidement dans l’obscurité. Il se passait manifestement quelque chose dans la timonerie, puisque la collision était imminente et que personne ne semblait s’en rendre compte.

— Allez, on y va, chuchota Dirk. J’ai le sentiment que nous n’allons pas moisir ici.

Alors qu’ils se mettaient en route vers l’avant, un autre grondement se mit à résonner au loin. Cette fois, cela venait du rivage.

À plus de sept mille kilomètres, les portes de l’ascenseur s’ouvrirent au dixième étage du siège de la NUMA et un Hiram Yaeger aux yeux bouffis de sommeil se dirigea vers sa salle informatique, muni d’un thermos de café, un mélange de Sumatra. Ses yeux s’écarquillèrent en découvrant le Dr McCammon assis devant sa console, le visage inquiet.

— Tu viens encore t’en prendre à moi, Phil ? demanda Yaeger.

— Désolé pour cette intrusion matinale. Il vient d’arriver quelque chose qui a l’air important, d’après le Centre national d’information sismique.

Il étala un sismogramme sur la table tandis que Yaeger s’installait sur une chaise pivotante à côté de lui.

— Un gros séisme vient de frapper Big Island à Hawaï il y a quelques instants, dit McCammon. D’une magnitude de plus de 7.0. Et il était de faible profondeur. Son épicentre était à un kilomètre et demi de la côte, dans la baie de Keliuli.

— À quoi ressemblaient les présecousses ?

McCammon plissa le front.

— Très proches de celle que nous avons vues auparavant. Apparemment artificielles. Je viens de faire évaluer les données à Max. J’espère que vous ne m’en voulez pas d’avoir utilisé ses talents en votre absence, ajouta-t-il.

Max se tenait derrière un panneau d’ordinateurs, les bras croisés, l’air plongée dans sa réflexion. Elle se tourna et sourit au Dr McCammon.

— Cher monsieur, je suis ravie de pouvoir vous aider quand vous voulez. C’est un plaisir de travailler avec un gentleman, ajouta-t-elle avec un froncement de nez à l’intention de Yaeger.

— Bonjour à toi aussi, Max, fit Yaeger. As-tu achevé l’analyse pour le Dr McCammon ?

— Oui, acquiesça Max. Ainsi que le Dr McCam-mon peut te le montrer, il y a eu deux présecousses primaires enregistrées avant le séisme. Chacune d’elles avait un profil sismique presque identique, bien que la seconde soit de plus grande intensité. Toutes deux semblent avoir eu pour origine un point proche de la surface.

— Et par rapport aux présecousses enregistrées avant les deux séismes du golfe Persique ?

— Elles possèdent des caractéristiques presque identiques à celles de Ras Tannura et de Kharg.

Yaeger et McCammon se regardèrent en silence, l’air grave.

— Hawaï, dit finalement Yaeger. Pourquoi Hawaï ?

Puis, en secouant la tête, il ajouta :

— Je crois qu’il est temps de contacter la Maison-Blanche.

50

Summer garda les mains serrées autour du poignet de Cou de Taureau, en dépit du pistolet automatique Glock. Tong se tenait toujours debout dans l’encadrement de la porte, essayant d’évaluer la situation. Derrière lui, un grondement profond résonna de l’autre côté de l’eau, mais il l’ignora, tout en admirant silencieusement Summer d’avoir réussi à dominer l’un de ses gros bras.

Sur le côté opposé de la passerelle, le timonier retrouva sa langue et son courage, tout en restant à une distance raisonnable de Summer.

— Les hélices bâbord sont désactivées ! cria-t-il à Tong. Nous allons heurter les rochers.

Avec de grands gestes, il désigna les falaises de lave toutes proches du travers bâbord.

Tong écouta sans comprendre tout à fait, puis il suivit les mouvements du timonier et regarda vers l’aileron de passerelle. Alors qu’il se retournait, une paire de bras invisibles, recouverts du néoprène noir d’une combinaison de plongée, surgirent de l’ombre et enserrèrent le torse de Tong. Le Mongol appuya instinctivement sur la détente du pistolet, mais le coup ne fit que transpercer le toit de la timonerie. Tong se tourna alors pour repousser son assaillant en se servant de son arme comme d’une matraque. Trop tard. Son agresseur avait déjà fait un pas en avant, lui faisant perdre l’équilibre. Tong vacilla, essaya de reprendre son équilibre, mais il ne fit que donner de l’élan à l’autre, qui en profita pour le soulever complètement en le faisant tourner. En un brusque mouvement chancelant vers l’avant, il balança Tong par-dessus bord. Le Mongol, éberlué, poussa un hurlement qui s’acheva dans un bruit d’éclaboussures lorsqu’il rencontra la surface de l’eau.

Sur l’aile de passerelle, l’ex-cow-boy Jack Dahlgren, expert en prise de veau au lasso, se retourna vers la timonerie et fit un rapide clin d’œil et un sourire à Summer. Un instant plus tard, Dirk arrivait en courant, armé d’une gaffe qu’il avait prise sur le pont inférieur.

— Vous allez bien ! murmura Summer bouche bée à la vue des deux hommes.

— En vie, mais trempés, dit Dirk en souriant.

Un grincement fracassant coupa court aux joyeuses retrouvailles en faisant tomber tout le monde sur le pont. Le navire de quatre mille tonnes, poussé par toute la puissance de ses propulseurs tribord, s’écrasa lourdement contre le bord de l’anse. Le crissement strident de l’acier contre la lave monta de la ligne de flottaison. La roche volcanique coupante trancha aisément la coque du navire, pénétrant la cale inférieure en plus d’une dizaine d’endroits. L’eau de mer s’engouffra comme dans une passoire, faisant rapidement giter le navire sur bâbord. Quelque part dans les eaux sombres sous le navire, le corps sans vie de Tong tourbillonnait, ayant eu la malchance de se trouver au point d’impact entre le navire et la falaise.

Le jeune timonier fut le premier à se relever et à sonner l’alarme, puis à s’enfuir par l’aileron tribord de la passerelle. Summer lâcha enfin le poignet de Cou de Taureau, mais l’homme ne fut pas en position de se battre lorsque Dirk lui eut enfoncé la gaffe entre les côtes pour le pousser par la porte de l’aileron de passerelle bâbord. À l’extérieur, les cris des hommes rivalisaient avec le grondement continu.

— Pourquoi ai-je eu le pressentiment que tu avais quelque chose à voir dans le mouvement de bateau ? demanda Dirk à sa sœur avec un grand sourire.

— Aux grands maux... fit Summer.

— On a de la compagnie, annonça Dahlgren en regardant sous l’aileron de la passerelle.

Deux étages en dessous, un groupe d’hommes armés montait précipitamment vers la timonerie.

— Tu es en état de nager ? demanda Dirk en montrant le chemin sur le pont incliné, jusqu’à l’aileron tribord.

— Je vais bien, répondit Summer. D’ailleurs, j’avais justement prévu un petit plongeon.

Le trio détala rapidement de la passerelle et descendit jusqu’au pont inférieur où l’on entendait les cris et les appels de l’équipage dans la nuit. À la proue, plusieurs hommes se préparaient à mettre un canot de sauvetage à l’eau, bien que l’eau fût déjà au niveau du pont à bâbord. De l’autre côté, Summer ne s’attarda pas pour faire connaissance avec l’équipage ; elle enjamba le bastingage, se laissa glisser le long du flanc du navire, et plongea dans l’eau. Dirk et Dahlgren la suivirent et s’éloignèrent rapidement.

Le grondement venant de la côte s’intensifia jusqu’à ce qu’un nouveau tremblement de terre secoue le sol. Plus fort que la secousse précédente, le séisme ébranla les sections instables de la falaise de lave. Tout le long de l’anse, des blocs de roche se détachèrent, dévalant les falaises pour s’écraser dans l’eau dans des gerbes d’écume.

La falaise qui surplombait le navire de forage subit elle aussi cette instabilité et un grand bloc de roche volcanique fut détaché par le séisme. L’énorme bloc rebondit une fois puis tomba de la falaise avant de s’écraser directement sur le navire. La flèche découpa l’arrière de la passerelle, faisant écrouler le pont dans la salle informatique juste en dessous, tandis que la base du rocher se fracassait sur le travers bâbord, aplatissant une grande partie du navire. Les hommes d’équipage paniqués sautèrent à l’eau pour échapper au carnage tandis que le canot de sauvetage s’écartait enfin de la proue.

Le grondement du séisme finit par se dissiper, et avec lui, le bruit des éboulis. L’air nocturne n’était plus troublé à présent que par le gargouillis du navire en train de sombrer, et ponctué par les cris occasionnels des matelots. À une centaine de mètres, Dirk, Summer et Dahlgren nageaient tout en observant les dernières minutes du navire.

— Cela va faire un bel écueil, lança Dahlgren alors que le bateau s’enfonçait de plus en plus.

Quelques instants plus tard, il chavira sur le côté, glissant contre les rochers et disparut sous les vagues jusqu’au plancher sous-marin vingt mètres plus bas. Seul son imposant mât de charge, arraché par le roulis, et resté debout contre la falaise, indiquait le lieu où le navire reposait.

— Qu’est-ce qu’ils espéraient sortir de l’épave ? demanda Dirk.

— Je n’ai jamais pu le découvrir, répondit Summer. Mais ils recouraient à des moyens extrêmes pour y parvenir.

— Tout en générant quelques petits séismes par la même occasion, ajouta Dahlgren. J’aimerais bien savoir quel genre de boîte noire ils ont utilisé pour cela.

— Moi j’aimerais déjà savoir qui ils sont, dit Summer.

Le vrombissement d’un avion s’approcha de la côte et vira bientôt au-dessus de l’anse. C’était un HC 130 Hercules des garde-côtes qui volait bas, et dont les feux d’atterrissage brillaient à la surface de l’océan. Il se mit à décrire des cercles pour étudier le canot de sauvetage et le mât de charge écrabouillé, avant d’élargir son champ à la recherche de survivants dans l’eau. Quelques minutes plus tard, deux F-15 de la Garde nationale hawaïenne, venus de Hickam Field sur Oahu passaient à basse altitude dans un bruit strident, puis décrivirent des cercles en soutien au Hercules. À l’insu des trois membres de la NUMA dans l’eau, Hiram Yaeger avait persuadé le vice-président de lancer une enquête sur place lorsque le deuxième séisme s’était produit. Une sortie militaire immédiate avait été ordonnée sur le lieu de l’épicentre.

— Ça fait chaud au cœur, dit Summer en voyant le Hercules continuer son exploration des lieux. Je ne sais pas pourquoi ils sont là, mais je suis contente.

— Je parie qu’un cutter des garde-côtes et des hélicos sont déjà en route, dit Dirk.

— Hé, on n’a pas besoin d’un satané cutter pour nous récupérer, fit soudain Dahlgren en s’esclaffant. Nous avons notre propre véhicule de secours.

Il nagea vers un objet qui flottait dans l’eau, puis revint vers eux. Il tirait derrière lui le catamaran, un peu cabossé, mais toujours intact.

— Le cata. Il a survécu ! fit Dirk, stupéfait.

Summer regarda l’objet, puis fronça les sourcils.

— Ma planche de surf. Qu’est-ce qu’elle fait là ?

Elle scruta d’un œil critique le cadre en aluminium tordu qui était attaché à la planche de Dirk, qui d’ailleurs était aplatie en plusieurs endroits.

— Et la tienne, que lui est-il arrivé ?

— Sœurette, dit Dirk en haussant les épaules, c’est une longue histoire.

Les aiguilles s’étaient arrêtées. Du moins Theresa en avait-elle l’impression. Elle savait que ses coups d’œil incessants à l’horloge décorative sur le mur du bureau de Borjin ne pouvaient que ralentir ses mouvements. L’imminente tentative d’escapade la rendait nerveuse, jusqu’à ce qu’elle finisse par décider de ne plus regarder la pendule et de faire au moins semblant de se concentrer sur le rapport géologique qu’elle avait sous les yeux.

C’était le deuxième jour qu’ils travaillaient tard dans la nuit, avec des pauses seulement pour les repas. À l’insu de leurs ravisseurs, Theresa et Wofford avaient achevé l’analyse du sous-sol depuis des heures. Ils feignaient de poursuivre leur travail dans l’espoir que, comme la veille, un seul garde les raccompagnerait à leurs chambres. Le deuxième avait disparu après le dîner, ce qui augmentait leurs chances de réussite.

Theresa jeta un coup d’œil à Wofford, qui prenait connaissance d’un rapport d’images sismiques avec un air presque joyeux. Il s’était émerveillé des images détaillées que la technologie de von Wachter avait produites et il dévorait les profils comme un porc-épic à un brunch dominical. Theresa regretta silencieusement de ne pouvoir chasser la peur de son esprit aussi aisément que lui.

51

Les aiguilles de la pendule venaient de passer les vingt et une heures lorsque Tatiana entra dans la pièce, vêtue d’un pantalon noir et d’un pull en laine assorti. Ses longs cheveux étaient peignés soigneusement et elle portait un pendentif en or étincelant autour du cou. Son apparence extérieure séduisante, songea Wofford, ne parvenait pas à masquer la personnalité glaciale et dépourvue d’émotion qui se trouvait en dessous.

— Vous avez achevé l’analyse ? demanda-t-elle sans préambule.

— Non, répondit Wofford. Ces profils supplémentaires ont modifié nos suppositions précédentes. Il nous faut faire quelques ajustements afin d’optimiser les emplacements de forage.

— Combien de temps cela va-t-il prendre ?

Wofford bâilla profondément pour la galerie.

— Trois ou quatre heures devraient nous suffire.

Tatiana regarda l’heure.

— Vous pourrez poursuivre demain matin. Vous devrez avoir achevé l’évaluation de manière à rendre compte à mon frère à midi.

— Et on nous conduira à Oulan-Bator ? demanda Theresa.

— Bien sûr, répondit Tatiana avec un sourire dégoulinant d’hypocrisie.

Une fois le dos tourné, elle dit quelques mots au garde à la porte, puis disparut dans le couloir. Theresa et Wofford empilèrent les rapports et rangèrent leur table de travail avec une lenteur calculée. Leur meilleure chance, peut-être la seule, était de rester en compagnie du seul garde, à l’abri des regards.

Après avoir traîné le plus possible sans pour autant éveiller les soupçons, ils se levèrent et s’approchèrent de la porte. Wofford rafla une pile de dossiers pour les emporter, mais le garde lui fit non de la tête. Après les avoir reposés, il attrapa sa canne et marcha en boitant jusqu’à la porte, suivi du garde et de Theresa.

Le cœur de celle-ci battait violemment en marchant dans le long couloir. La maison était plongée dans le calme et les lumières étaient tamisées, donnant l’impression que Tatiana et Borjin s’étaient retirés dans leurs appartements de l’aile sud. Le calme fut rompu lorsque le petit majordome surgit d’une pièce latérale, muni d’une bouteille de vodka. Il jeta un regard méprisant aux prisonniers, puis il descendit précipitamment l’escalier en direction des appartements du personnel en bas.

Wofford avançait en exagérant sa claudication, jouant à merveille le rôle de l’invalide inoffensif. Une fois arrivé au bout du couloir principal, il ralentit et vérifia rapidement qu’il n’y avait ni gardes ni domestiques dans les environs. Ils traversèrent le foyer, car Wofford attendait d’être près de leurs chambres dans le couloir nord pour agir.

En apparence, il ne s’agissait que d’une maladresse. Il avança sa canne un peu trop loin, devant le pied droit de Theresa. Celle-ci trébucha et tomba en avant dans une chute digne d’un cascadeur hollywoodien. Wofford suivit, trébucha comme s’il allait tomber, puis se rétablit et s’accroupit en appui sur son genou valide. Il leva les yeux sur Theresa, étalée au sol, et qui bougeait à peine. Tout dépendait à présent du garde.

Comme Wofford l’avait espéré, le garde mongol se révéla plus galant que barbare et il tendit la main à Theresa pour l’aider à se relever. Wofford attendit qu’il ait attrapé le bras de Theresa avec ses deux mains, et il bondit comme un félin. En prenant appui sur sa bonne jambe, il lui sauta dessus, lançant sa canne vers le haut avec un mouvement pendulaire. La poignée recourbée de la canne frappa le garde en plein sous le menton, lui renversant la tête en arrière. La violence du coup avait brisé la canne en deux et la poignée tomba avec fracas sur le sol en marbre. Wofford vit les yeux du garde devenir vitreux avant qu’il ne tombe à la renverse sur le sol.

Theresa et Wofford demeurèrent immobiles dans la maison silencieuse, dans l’attente nerveuse d’une arrivée de gardes dans le couloir. Mais tout demeura calme et rien d’autre ne résonna aux oreilles de Theresa que le battement affolé de son cœur.

— Ça va ? lui chuchota Wofford en se penchant pour l’aider à se redresser.

— Très bien. Il est mort ? demanda-t-elle en tendant un doigt hésitant vers le garde affalé sur le sol.

— Non, il se repose, c’est tout.

Wofford sortit de sa poche un cordon de rideau qu’il avait subtilisé dans sa chambre et il lia rapidement les mains et les pieds du garde. Avec l’aide de Theresa, ils traînèrent l’homme le long du couloir dans la première de leurs chambres. Il prit un oreiller sur le lit et bâillonna le garde, puis ressortit en verrouillant la porte.

— Tu es prête à gagner tes galons de pyromane ? demanda-t-il à Theresa.

Elle hocha la tête nerveusement et ils se glissèrent dans le grand hall.

— Bonne chance, murmura-t-il en allant se placer derrière une colonne pour attendre.

Theresa avait insisté pour revenir seule jusqu’au bureau. C’était plus logique, avait-elle convaincu Wofford. Il avançait trop lentement et trop bruyamment avec sa jambe blessée, ce qui les mettrait tous deux en danger.

En longeant le mur, elle avança aussi vite qu’elle l’osait, courant légèrement sur le sol en pierre. Le couloir était vide et silencieux à part le tic-tac d’une vieille pendule. Theresa atteignit rapidement le bureau et entra, ravie que la garde ait éteint les lumières en partant. L’obscurité de la pièce la protégeait du couloir illuminé et elle s’autorisa une profonde respiration pour réduire son anxiété.

Marchant à tâtons dans la pièce familière, elle atteignit l’étagère du fond. Ayant pris quelques livres au hasard, elle se mit à arracher les pages par poignées, qu’elle chiffonnait et roulait en boule. Ayant accumulé un petit tas, elle construisit ensuite une pile de livres en forme de pyramide autour, ouvrant les reliures et plaçant les pages vers le milieu. Lorsqu’elle fut satisfaite de son bricolage, elle chercha la petite table basse au fond du bureau. Sur le dessus se trouvaient un humidificateur de cigares et une carafe en cristal remplie de cognac. Theresa arrosa la pièce du contenu de la carafe, réservant une bonne dose pour sa pyramide de papier. Puis elle rouvrit l’humidificateur, où elle trouva la boîte d’allumettes découvertes un peu plus tôt par Wofford. Serrant bien la boîte dans sa main, elle marcha sur la pointe des pieds vers l’entrée de la pièce et regarda prudemment à l’extérieur. Le couloir était toujours désert.

Elle revint à la pile de livres, se pencha, gratta une des allumettes et la lança sur les papiers imbibés de cognac. Il n’y eut ni explosion de feu ni brasier immédiat, mais juste une petite flamme bleue qui traversa le tapis plein de cognac comme une rivière.

— Brûle, fit Theresa à haute voix. Brûle, saleté de prison.

52

Ils ressemblaient à des croque-mitaines, des ogres à la peau noire caoutchouteuse se déplaçant comme des fantômes entre les arbres. En silence, les trois silhouettes sombres traversèrent la route avec une démarche lourde, puis montèrent vers le bord de l’aqueduc. À quelques mètres, le torrent de montagne coulait avec une fureur bruyante qui résonnait sur la pente. L’une des silhouettes passa un bras dans l’aqueduc, puis alluma une petite lampe torche. L’eau claire s’y écoulait en un courant tranquille, contrairement au cours d’eau déchaîné. Pitt éteignit sa lampe puis il fit un signe de tête à ses compagnons.

Ils avaient attendu une heure après le coucher du soleil, jusqu’à ce qu’il fasse presque nuit noire dans la forêt au sommet de la colline. La lune se levait plus tard, ce qui leur donnerait encore une heure ou deux d’obscurité totale. Monté à l’arrière du camion avec Giordino et Gunn, Pitt trouva leur équipement organisé en trois tas.

— Quelle est la profondeur de l’aqueduc ? demanda Gunn en enfilant une combinaison en néoprène noir DUI.

— Pas plus d’un mètre quatre-vingts, répondit Pitt. On doit pouvoir s’en sortir avec des tubas, mais nous utiliserons les recycleurs au cas où nous devrions rester sous l’eau plus longtemps.

Pitt avait déjà remonté la fermeture éclair de sa combinaison et enfilait le harnais de son recycleur Drâger. Ce système, qui pesait à peine plus de quinze kilos, permettait au plongeur de réutiliser son air une fois purifié du dioxyde de carbone. En remplaçant un grand réservoir d’air en acier par un petit et une cartouche, le recycleur éliminait également presque toutes les bulles. Pitt boucla sa ceinture de plomb, puis il attacha un sac de plongée étanche. À l’intérieur, il avait placé ses chaussures, deux radios portatives et son calibre 45. Il sortit du camion, balaya les lieux du regard et rentra la tête à l’intérieur.

— Alors messieurs, prêts pour le bain de minuit ?

— Je préférerais un bain chaud et un verre de bourbon, rétorqua Gunn.

— Prêt, dès que j’aurais chargé mes outils de cambrioleur, répondit Giordino.

Il fouilla dans une boîte à outils où il prit une scie à métaux, une clé anglaise, un pied-de-biche et une lampe torche sous-marine, qu’il attacha à sa ceinture avant de sauter hors du camion. Gunn le suivit, l’air grave.

Les hommes se frayèrent un chemin jusqu’à l’aqueduc dans leurs combinaisons noires, chacun étant muni de palmes de plongée légères. Debout près du canal en V, Pitt regarda une dernière fois aux alentours. La lune n’était pas encore apparue et sous le ciel nuageux, la visibilité n’était pas de plus de dix mètres. Ils seraient virtuellement indétectables dans l’aqueduc.

— Essayez de vous freiner. Nous referons surface sous le petit pont, une fois à l’intérieur de l’enceinte, dit Pitt en enfilant ses palmes.

Il vérifia son régulateur, puis abaissa son masque et bascula doucement dans l’aqueduc. Gunn sauta quelques secondes après et Giordino s’apprêta à prendre la queue du cortège.

Le cours d’eau glacé aurait gelé un homme sans protection en quelques minutes, mais pour Pitt dans sa combinaison, elle faisait seulement l’effet d’un vent frais. Il avait presque eu trop chaud en marchant jusqu’à l’aqueduc dans sa combinaison isolée et appréciait ce petit rafraîchissement, malgré la morsure autour de sa bouche et de son masque.

Sous l’effet de la gravité, l’eau de l’aqueduc coulait plus vite qu’il ne l’avait cru, aussi s’installa-t-il sur le dos, pieds en avant. En donnant des coups de palme à contre-courant, il parvint à réduire sa vitesse à un rythme de marche. L’aqueduc suivait la route sinueuse et Pitt se sentait serpenter d’un bord à l’autre en descendant. Le canal en béton était recouvert d’une fine couche d’algues, et Pitt glissait aisément sur les parois visqueuses.

C’était presque un voyage relaxant, songea-t-il en regardant le ciel au-dessus de lui, avec les pins épais sur le bord. Puis les pins devinrent plus clairsemés et le canal se redressa en arrivant dans une clairière. Une lueur faible brillait au loin et Pitt apercevait tout juste les contours du mur de la propriété un peu plus en aval.

Il y avait en fait deux lumières, l’une sur le sommet du mur d’enceinte et une autre qui émanait de l’intérieur de la guérite des gardes. À l’intérieur, les deux gardes de service étaient assis’et discutaient devant un grand panneau d’écrans. Des vidéos leur parvenaient en provenance d’une dizaine de caméras installées dans le périmètre, dont une directement au-dessus de l’aqueduc. Les images nocturnes d’un vert granuleux capturaient à l’occasion un loup ou une gazelle, mais guère autre chose dans cet endroit isolé. Les gardes studieux réfrénaient leur envie de dormir ou de jouer aux cartes pour alléger leur ennui, sachant que Borjin ne tolérerait pas la moindre négligence.

À la vue de l’enceinte, Pitt dégonfla légèrement sa combinaison de manière à s’enfoncer à quelques centimètres sous la surface. Il sortit la tête juste un instant avant de s’enfoncer, le temps d’apercevoir Gunn à quelques mètres derrière lui. Il espéra que celui-ci comprendrait et se submergerait lui aussi.

L’eau était assez claire pour permettre à Pitt de deviner les lumières de l’entrée et la masse du mur d’enceinte. À mesure qu’il se rapprochait, il aplatit ses pieds et plia les genoux pour se préparer à un éventuel impact. Il ne fut pas déçu. Alors qu’il dépassait les lumières sur sa droite, ses pieds entrèrent en collision avec une grille métallique qui filtrait les débris, et empêchait les intrus de pénétrer dans la propriété par l’aqueduc. Pitt battit rapidement des pieds pour se mettre sur le côté, puis se mit à genoux et regarda en amont. Un objet noir arrivait rapidement et Pitt tendit la main pour attraper au passage un Rudi Gunn boueux une seconde avant qu’il ne s’écrase dans la grille. Un peu plus loin, Giordino apparut et il se freina avec les pieds comme Pitt.

Dans la guérite, les deux agents de sécurité ne s’étaient pas aperçus de la présence des trois intrus dans l’aqueduc, pourtant à quelques pas d’eux. S’ils avaient observé la caméra de près, ils auraient pu détecter plusieurs objets sombres dans l’eau et se seraient mis à enquêter. Si même ils étaient sortis de leur poste chauffé pour tendre l’oreille, ils auraient entendu un grincement assourdi sous l’eau. Mais ils ne firent ni l’un ni l’autre.

La grille se révéla un obstacle plus aisé à surmonter que prévu. Plutôt qu’un fin quadrillage qu’ils auraient dû découper, il s’agissait d’un simple ensemble de barres verticales espacées de vingt centimètres. À tâtons, Giordino attrapa la barre du milieu et se poussa vers le fond, où il attaqua la base avec sa scie à métaux.

Le barreau était bien rouillé et il parvint à le couper en une dizaine de mouvements. Le suivant ne lui coûta guère plus d’efforts. Enfonçant bien les pieds sur le fond de l’aqueduc, il attrapa les deux barreaux juste au-dessus des découpes et il tira. Prenant fermement appui sur ses cuisses musclées, il plia les deux barreaux vers le haut, créant un étroit passage au fond de l’aqueduc.

Gunn se reposait sur les genoux lorsque Giordino lui attrapa le bras et le guida vers l’accès. Gunn tâtonna rapidement autour de l’ouverture puis il passa en battant des jambes et en se contorsionnant. Il se retourna et battit des pieds à contre-courant jusqu’à ce qu’il aperçoive les silhouettes de Pitt et Giordino se glisser à travers l’ouverture, et il se détendit et laissa le courant l’entraîner. Ils passèrent à travers un tube en béton qui traversait la base du mur d’enceinte, glissant dans l’obscurité totale jusqu’à ce que le tuyau les recrache dans l’aqueduc à ciel ouvert de l’autre côté.

Gunn battit lentement des jambes pour remonter à la surface juste à temps pour voir le petit pont passer au-dessus de sa tête. Il essayait de se freiner lorsqu’un bras l’empoigna et le hissa sur le côté.

— Terminus, Rudi, chuchota la voix de Pitt.

Les bords raides et glissants de l’aqueduc ne facilitaient pas la sortie de l’aqueduc, mais les trois hommes purent sortir près des piles du pont. Assis dans l’ombre du petit pont, ils se débarrassèrent vivement de leurs combinaisons et les entassèrent sous le pont. Un regard sur la propriété leur apprit que tout était calme, et aucune patrouille n’était visible dans les environs immédiats.

Gunn ouvrit son sac de plongée et en sortit ses lunettes, des chaussures et un petit appareil photo numérique. À côté de lui, Pitt s’était munis de son 45 et des deux radios. Il s’assura que le volume soit au plus bas, puis il en clippa une à sa ceinture et tendit l’autre à Gunn.

— Désolé, nous n’avons pas assez d’armes pour nous trois. Si tu as un problème, tu nous appelles.

— Croyez-moi, je serai sorti d’ici en un clin d’œil.

La mission de Gunn était de s’infiltrer dans le labo pour prendre des photos de l’appareil sismique, tout en attrapant des documents au passage. Au cas où il y aurait des ouvriers, Pitt lui avait donné l’ordre d’abandonner et de les attendre près du pont. Pitt et Giordino avaient l’objectif plus difficile d’entrer dans la résidence principale pour localiser Theresa et Wofford.

— Nous essaierons de nous retrouver ici, à moins que l’un de nous ne s’en sorte pas proprement. Puis nous nous dirigerons vers le garage pour prendre un véhicule de Borjin.

— Prends ça, Rudi, fit Giordino en tendant à Gunn son pied-de-biche. Au cas où la porte serait fermée... ou si un rat de laboratoire un peu trop curieux te pose problème.

Gunn hocha la tête avec un sourire forcé, puis il prit la pince et s’éloigna furtivement en direction du laboratoire. Il avait envie de maudire Pitt et Giordino de l’avoir amené ici, mais il savait que c’était la seule chose à faire. Il fallait qu’ils essaient de sauver Wofford et Theresa. Et se renseigner sur l’équipement sismique nécessitait un troisième homme. Quoique... il aurait bien fallu une centaine d’hommes, songea Rudi en levant les yeux vers le ciel dans l’espoir qu’un contingent des forces spéciales soit soudain parachuté en plein dans la propriété. Mais le ciel n’offrait que quelques étoiles dispersées, qui se donnaient du mal pour vriller à travers un fin voile nuageux.

Gunn abandonna sa prière et traversa rapidement le jardin, courant d’un buisson à l’autre. C’est seulement en franchissant l’allée d’accès qu’il ralentit, marchant sur le gravier à un rythme d’escargot de peur de faire du bruit. Il suivit les indications de Pitt et passa devant un garage ouvert et éclairé. Le tintement d’outils lui apprit qu’une personne au moins était affairée à des besognes mécaniques tardives.

Il s’apprêtait à entrer dans le laboratoire lorsque le hennissement d’un cheval tout proche le figea sur place. Il ne décelait aucun mouvement près de lui et en conclut finalement que le hennissement devait provenir des écuries à l’extrémité du bâtiment. Observant le labo, il fut soulagé de voir que seules quelques veilleuses étaient allumées au rez-de-chaussée. Certaines lampes plus vives brillaient par les fenêtres de l’étage et il entendit un léger fond musical qui venait d’en haut. Les chambres des scientifiques qui travaillaient dans le labo se trouvaient manifestement au-dessus. Après avoir vérifié une nouvelle fois qu’aucune patrouille à cheval n’était dans les parages, il se faufila jusqu’à la porte d’entrée vitrée et poussa. À sa surprise, elle n’était pas verrouillée et s’ouvrit sur la salle de contrôle. Il entra vivement et referma derrière lui. La pièce était éclairée par quelques lampes de bureau et remplie du murmure d’une dizaine d’oscilloscopes, mais en dehors de cela, elle était vide. Gunn avisa un portemanteau près de l’entrée et y attrapa l’une des blouses blanches à manches longues, qu’il enfila par-dessus sa propre veste noire. Autant avoir le costume du rôle, songea-t-il en pensant que ce serait suffisant pour tromper un observateur qui regarderait depuis l’extérieur.

Il emprunta le couloir principal, qui s’étirait sur toute la longueur du bâtiment, et remarqua que les lumières étaient allumées dans plusieurs petits bureaux. Craignant de se faire prendre dans ce grand couloir, il n’hésita qu’une seconde puis il s’y engagea en trombe. Il avançait aussi vite que ses jambes pouvaient le porter sans courir, gardant le visage vers l’avant la tête baissée. Pour les trois autres personnes qui travaillaient encore à cette heure tardive, il ne fut qu’une tache passant devant leur vitre. Ils ne virent qu’une personne en blouse blanche, un de leurs collègues, sans doute sur le chemin des toilettes.

Gun atteignit rapidement la porte épaisse au bout du couloir. Le souffle court et le cœur battant, il souleva le loquet et poussa. La porte massive s’ouvrit sans bruit, révélant l’immense chambre anéchoïque. Au centre de la pièce, sous un cercle de lumières du plafond, se trouvait l’appareil acoustique sismique de von Wachter, tout comme Pitt et Giordino le lui avaient décrit.

Soulagé de trouver la pièce vide, Gunn monta les marches du seuil et emprunta la passerelle.

— On est à mi-parcours, murmura-t-il en sortant son appareil photo.

Avec un regard pour la radio à sa ceinture, il se demanda comment s’en sortaient Pitt et Giordino.

53

— Si tu pouvais créer une distraction à l’avant, alors je pourrais me faufiler pour les surprendre sur le côté, chuchota Pitt en observant les deux gardes qui se tenaient comme des presse-livres de chaque côté de la porte d’entrée principale.

— Une visite de ma copine devrait faire l’affaire, répliqua Giordino en tapotant la grosse clé anglaise rouge pendue à sa ceinture.

Pitt baissa la tête, puis il ôta le cran de sécurité de son Colt. La nécessité de neutraliser les deux gardes pour accéder à la résidence était une évidence. Le défi serait de le faire sans tirer un coup de feu, ni alerter la petite armée que Borjin faisait travailler sur ses terres.

Les deux hommes avancèrent lentement le long d’un canal miroitant qui coulait vers la maison, progressant par petites échappées rapides. Ils s’allongèrent sur le sol pour ramper vers un massif de rosiers qui entourait la galerie couverte protégeant l’entrée principale de la résidence. Ils étaient dans le champ de vision des gardes lorsqu’ils regardèrent à travers le massif de roses de Damas ivoire.

Les deux gardes étaient appuyés contre le mur de la maison, l’air détendu, habitués au déroulement sans incident de leur garde de nuit. À l’exception d’une promenade du soir ou d’un retour tardif d’Oulan-Bator, on voyait rarement Borjin ou sa sœur après vingt-deux heures.

Pitt fit signe à Giordino de rester là et de lui accorder cinq minutes pour se repositionner. Tandis que Giordino hochait la tête et se recroquevillait derrière le massif de fleurs, Pitt longea silencieusement le demi-cercle pour aller vers l’autre extrémité. En suivant le massif, il atteignit l’allée et, comme Gunn, il avança à pas de loups sur les graviers. Le jardin était découvert entre la route et la maison et Pitt courut rapidement en se baissant. Devant la maison, se trouvaient plusieurs bosquets et il se cacha derrière un gros genévrier. Les gardes n’avaient pas bougé et n’avaient pas remarqué ses mouvements dans le noir à quelques dizaines de mètres.

Avançant en rampant, il progressa buisson par buisson jusqu’au bord du portique. Il s’agenouilla sur le sol, resserra son emprise sur le .45 et attendit que Giordino démarre le spectacle.

Ne constatant aucun mouvement suspect près des gardes, Giordino laissa une minute de plus à Pitt avant de bouger du massif de roses. Il avait remarqué que les colonnes du portique offraient un angle mort parfait pour approcher du porche. Il se déplaça vers un côté jusqu’à ce que l’une des colonnes lui bloque la vue des gardes, puis il sortit du massif.

Comme il l’avait prévu, si lui ne pouvait pas voir les gardes, eux non plus ne le voyaient pas et il poursuivit sa trajectoire en ligne droite jusqu’à l’arrière de la colonne. La porte d’entrée se trouvait à moins de six mètres et la voie était dégagée. Sans dire un mot ni proférer un son, il sortit nonchalamment de derrière la colonne, visa l’un des gardes, puis prit de l’élan et lança la clé anglaise comme un tomahawk.

Les deux gardes virent immédiatement le robuste Italien surgir devant eux, mais ils furent trop surpris pour réagir. Ils regardèrent, incrédules, un objet rouge tournoyer dans les airs vers eux, et s’écraser dans la poitrine de l’un d’eux, lui fêlant les côtes et lui coupant le souffle. Le garde blessé tomba à genoux, dans un gémissement de choc et de douleur. L’autre se porta instinctivement à son aide, puis en voyant que son collègue n’était pas blessé gravement, il se releva à la poursuite de Giordino. Sauf que ce dernier n’était plus là, s’étant retranché derrière la colonne. Le garde se précipita vers la colonne, puis il s’arrêta en entendant un bruit de pas derrière lui. Il se tourna à temps pour voir la crosse du .45 de Pitt le frapper à la tempe juste sous son casque.

Comme il perdait connaissance, Pitt parvint à glisser les mains sous les aisselles de l’homme pour le rattraper avant qu’il s’effondre au sol. Giordino surgit de sa colonne et s’approcha tandis que Pitt tramait le garde inconscient derrière un buisson. Pitt remarqua une lueur soudaine dans les yeux de Giordino avant que celui-ci ait le temps de crier : Baisse-toi !

Pitt se baissa tandis que Giordino faisait deux pas et bondissait directement vers lui. Giordino s’élança et sauta par-dessus son ami, volant vers le premier garde qui se trouvait à présent derrière Pitt. L’homme s’était rapidement remis du coup de clé anglaise et il s’était relevé avec un couteau, qu’il s’était préparé à plonger dans le dos de Pitt. Giordino leva son bras gauche en plein vol, faisant tomber le couteau du garde avant de le percuter de plein fouet. Ils tombèrent durement sur le sol ensemble, Giordino écrasant de tout son poids la poitrine de l’homme. La pression sur les côtes cassées était insoutenable et l’homme grimaça en essayant de respirer. Le poing droit de Giordino l’empêcha de crier, s’écrasant sur le côté de sa nuque et le mettant KO avant qu’un autre gargouillis ait pu s’échapper de sa bouche.

— On a eu chaud, fit Giordino, haletant.

— Merci pour le saute-mouton, dit Pitt.

Il se releva et scruta les environs. Le jardin et la maison semblaient tranquilles. Si les gardes avaient déclenché une alarme, elle n’était pas apparente.

— Mettons-les hors de vue, dit Pitt en traînant sa victime vers les buissons.

Giordino le suivit en empoignant la sienne par le col.

— Bon, j’espère que le changement d’équipe ne se fait pas tout de suite.

Tandis que Pitt déposait le corps près des buissons, il se tourna vers Giordino avec une étincelle dans le regard.

— Je crois que la relève pourrait arriver plus tôt que tu ne le crois, dit-il avec un clin d’œil entendu.

54

Theresa regardait les petites flammes lécher les pages arrachées, puis grandir petit à petit et devenir plus vives à mesure que le feu dansait au-dessus des livres. Lorsqu’il fut évident que le feu n’allait pas mourir, elle se retourna vivement vers la porte, attrapant au passage la pile de rapports que Wofford avait essayé de prendre précédemment. À l’intérieur se trouvaient des échantillons de l’imagerie détaillée de von Wachter, ainsi que les cartes des lignes de faille et leurs déroutants marquages rouges, y compris celle de l’Alaska. Après un regard pour le brasier jaune qui commençait à se développer au fond de la pièce, Theresa s’en détourna et s’élança dans le couloir.

Elle avançait en courant discrètement, aussi vite qu’elle le pouvait sans faire résonner le sol en marbre. L’adrénaline inondait ses veines alors qu’elle progressait, la perspective de la fuite devenant réalité. Le plan était simple. Ils se dissimuleraient dans le grand vestibule jusqu’à ce que l’incendie attire l’attention des gardes à l’entrée. Une fois dehors, ils essaieraient de s’approprier un véhicule en profitant du chaos et de passer le portail. Le feu était allumé et Theresa sentait une étincelle de confiance : leur modeste plan allait peut-être leur permettre de s’enfuir.

Elle ralentit le pas en arrivant dans le hall, cherchant la cachette de Wofford. Il était resté là où elle l’avait laissé, derrière une large colonne cannelée. Elle vit son regard s’emplir d’appréhension à son approche. Theresa lui sourit, indiquant par un signe de tête qu’elle avait réussi. Wofford, habituellement jovial, restait de marbre, le visage figé dans un rictus.

C’est alors que Tatiana sortit de l’ombre derrière Wofford, tenu en respect par un petit pistolet automatique appuyé contre son dos. Avec un sourire menaçant, elle s’adressa à Theresa d’une voix sifflante :

— Belle soirée pour sortir se promener, n’est-ce pas ?

Theresa, bouche bée, sentit un frisson lui parcourir la colonne vertébrale comme le Pôle Express. Puis, voyant le sourire mauvais sur les lèvres de Tatiana, sa peur fit place à la colère. Si son heure était venue, se dit-elle, elle ne se rendrait pas sans livrer bataille.

— Je n’arrivais pas à dormir, hasarda-t-elle. Nous sommes si près d’achever les analyses. J’ai convaincu le garde de nous laisser récupérer quelques rapports afin de pouvoir travailler dans nos chambres, dit-elle en montrant le dossier sous son bras.

C’était bien tenté, mais Theresa vit sur le visage de Tatiana qu’elle n’en croyait pas un mot.

— Et où est le garde ?

— Il referme le bureau.

Un effondrement de livres vint à point nommé en provenance du couloir, œuvre du feu qui avait dû atteindre le premier niveau de la bibliothèque. La curiosité se peignit sur le visage de Tatiana et elle fit un pas en direction du centre de la grande salle afin de jeter un coup d’œil dans le couloir, sans lâcher le pistolet. Wofford regarda Theresa, qui lui répondit par un léger signe de tête.

Comme s’ils avaient répété leur chorégraphie, Theresa lança sa pile de dossiers au visage de Tatiana tandis que Wofford se jetait sur son bras droit, celui qui tenait le pistolet. Avec une rapidité de serpent qui les surprit tous deux, Tatiana fit immédiatement volte-face, esquivant Wofford et laissant les dossiers rebondir, inoffensifs, sur l’arrière de sa tête. Se fendant en avant, elle frappa Theresa à la joue avec le pistolet tandis que le nuage de papiers retombait sur le sol en voltigeant.

— Je devrais vous tuer immédiatement pour ça, persifla-t-elle à l’oreille de Theresa tout en faisant signe à Wofford d’approcher. Allons voir ce que vous avez trafiqué.

Faisant avancer Theresa à la pointe de son pistolet automatique Makarov, elle la conduisit vers la porte d’entrée. De sa main libre, Tatiana ouvrit la porte.

— Gardes ! s’écria-t-elle. Venez m’aider.

Les deux gardes sur le seuil, vêtus du costume de guerre mongol et de casques métalliques qu’ils portaient bas sur le front, accoururent et prirent rapidement connaissance de la situation. Le premier s’approcha de Wofford et produisit un petit revolver qu’il coinça entre les côtes du géophysicien. Le second, plus petit, s’approcha de Theresa et l’attrapa par le bras.

— Prenez-la, ordonna Tatiana en écartant son pistolet du visage de Theresa.

Le garde s’exécuta en tirant Theresa sans ménagement à l’écart de Tatiana. Une vague de désespoir submergea Theresa et elle jeta un regard à Wofford. Étrangement, l’air lugubre de celui-ci avait fait place à l’espoir. C’est alors que l’étreinte sur son bras se desserra. De façon inattendue, le garde relâcha Theresa et attrapa soudain Tatiana par le poignet. D’une simple torsion de sa main puissante, il tordit le poignet de Tatiana tout en prenant sa main en tenaille. Le pistolet lui échappa des mains avant même qu’elle se soit rendu compte de ce qui se passait, et il tomba avec fracas sur le sol en marbre. Le garde lui tordit de nouveau le poignet et la poussa en avant ; Tatiana s’étala sur le sol avec un cri de douleur.

— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria-t-elle en se relevant et en soulageant son poignet foulé.

Pour la première fois, elle regarda attentivement le garde et elle remarqua que les manches de sa chemise étaient deux tailles trop longues. Il lui adressa un sourire qui lui sembla vaguement familier tout autant qu’incongru. Elle se tourna vers l’autre garde et vit que son uniforme à lui était bien trop petit pour sa grande silhouette. Et le pistolet qu’il portait était maintenant pointé sur elle. Observant son visage, elle fut désarçonnée par les yeux verts pénétrants qui la regardaient avec une délectation moqueuse.

— Vous ! s’exclama-t-elle d’une voix rauque, sous le choc.

— Vous attendiez le livreur de pizza ? fit Pitt en pointant le 45 vers son ventre.

— Mais vous êtes mort dans le désert, bégaya-t-elle.

— Non, vous devez confondre avec votre copain le faux moine, répondit le Giordino en ramassant le Makarov.

Tatiana sembla se ratatiner à ces paroles.

— Al, tu es revenu ! dit Theresa, qui avait pratiquement les larmes aux yeux à ce retournement de situation.

Giordino lui serra la main.

— Désolé de t’avoir rudoyée en entrant, dit-il.

Theresa hocha la tête pour signifier qu’elle comprenait et lui rendit son geste.

— Nous sommes bien contents de vous voir, M. Pitt. Nous avions peu d’espoir de sortir d’ici en un seul morceau.

— Nous avons vu ce qu’ils ont fait à Roy, dit Pitt en jetant un regard froid à Tatiana. Ce n’est pas franchement une colonie de vacances, ici. Bon, au moins vous nous avez évité d’avoir à vous chercher dans ce palace.

— Je pense qu’il serait bon de songer à notre sortie, avant l’arrivée des vrais gardes du palais, suggéra Giordino en accompagnant Theresa vers la porte.

— Attendez ! l’interrompit-elle. Les rapports sismiques ! Nous avons trouvé la preuve qu’ils essaient peut-être de troubler les zones de faille tectoniques dans le golfe Persique et en Alaska.

— C’est absurde ! déclara Tatiana.

— Personne ne vous a sonnée ! fit Giordino en pointant le Makarov sur elle.

— C’est vrai, renchérit Wofford en se baissant pour aider Theresa à ramasser les papiers qui jonchaient le sol. Ils sont à l’origine de la destruction de l’oléoduc sur la rive nord du lac Baïkal qui a entraîné la vague de seiche. Ils visent également des failles dans le golfe Persique, ainsi que l’oléoduc d’Alaska.

— Ils ont déjà frappé le Golfe avec succès, je le crains, dit Pitt.

— Ces données devraient compléter utilement les photos que Rudi prend en ce moment, ajouta Giordino.

Pitt vit l’expression intriguée de Wofford et Theresa.

— Un appareil sismique acoustique se trouve dans le labo de l’autre bâtiment. Il sert, d’après nous, à déclencher des tremblements de terre, comme ceux qui ont déjà causé des dégâts importants dans des terminaux pétroliers du golfe Persique. Vos documents semblent étayer cette thèse. Nous ignorions que l’Alaska était leur prochaine cible.

Theresa se relevait, les bras pleins de papiers lorsqu’un bruit suraigu, assourdissant, emplit le couloir. Le feu dans la bibliothèque avait enfin déclenché un détecteur de fumée devant le bureau et l’alarme retentissait dans toute la résidence.

— Nous avons mis le feu au bureau, expliqua Theresa. Nous espérions nous en servir comme d’une diversion pour nous enfuir, Jim et moi.

— Peut-être est-ce encore possible, répondit Pitt, mais inutile de rester là à attendre les pompiers.

Il sortit rapidement par la porte ouverte, suivi de Theresa et Wofford. Tatiana se faufila vers le mur du fond, essayant de profiter du moment pour s’esquiver. Sa tentative fit sourire Giordino, qui s’approcha d’elle et l’attrapa par son pull.

— J’ai bien peur que vous ne deviez partir avec nous, ma chère. Vous préférez marcher ou voler ? demanda-t-il en la poussant vers la porte sans ménagement.

Tatiana se tourna vers lui d’un air hargneux, puis elle se résigna à se diriger à contrecœur vers la porte.

À l’extérieur, Pitt leur fit rapidement traverser la galerie jusqu’aux colonnes du bord, puis il s’arrêta. Un bruit de galop à sa droite l’avait averti qu’une patrouille stationnée au nord de la résidence avait entendu l’alarme et se dirigeait à toute allure vers l’entrée. Devant eux et à leur gauche, des cris et du bruit retentirent près des écuries et des logements des gardes. Pitt vit des lanternes et des lampes torches avancer vers la maison, portées par des gardes qui s’étaient réveillés en sursaut et arrivaient rapidement à pied.

Pitt regretta intérieurement que Theresa ait mis le feu à la résidence. S’ils étaient sortis quelques minutes plus tôt, la confusion aurait pu jouer en leur faveur. Mais à présent, les forces de sécurité au grand complet s’avançaient vers eux. Leur seule option était de faire profil bas et d’espérer passer inaperçus.

Pitt fit un signe en direction des rosiers derrière les colonnes.

— Tout le monde à plat ventre, dit-il. On va les laisser entrer avant de bouger, dit-il à voix basse.

Theresa et Wofford se jetèrent rapidement à terre et rampèrent derrière un buisson. Giordino poussa Tatiana derrière un rosier, puis il lui plaqua la main sur la bouche. De l’autre, il approcha le canon du Makarov de ses lèvres en faisant : « chut ».

Pitt s’agenouilla et décrocha de sa ceinture la radio portative.

— Rudi, tu m’entends ? fit-il tout bas.

— Je suis tout ouïe.

— Nous sommes en train de sortir, mais il y a une sacrée ambiance. Il va falloir qu’on se retrouve en cours de route, dans cinq ou dix minutes.

— Je remballe et je me dirige vers le garage. Terminé.

Pitt se jeta au sol au moment même où trois gardes arrivaient des écuries. Passant en courant à quelques mètres de Pitt, ils s’engouffrèrent à l’intérieur sans même remarquer l’absence des gardes de part et d’autre de la porte d’entrée. Seules quelques lumières faibles étaient allumées près de la porte, ce qui laissait Pitt et les autres dans l’obscurité.

La patrouille à cheval se trouvait encore à une cinquantaine de mètres. Pitt envisagea de passer entre les rosiers et de traverser le jardin avant qu’ils se rapprochent, mais il se ravisa. La patrouille ne les cherchait pas. Avec un peu de chance, l’incendie de Theresa serait suffisamment violent pour les occuper tous.

Les huit hommes lancés au galop tirèrent vivement sur leurs rênes en arrivant sur le sentier en graviers. Un sentiment désagréable envahit Pitt en les voyant se déployer en demi-cercle au bord du portique avant de s’arrêter. Deux des chevaux hennirent lorsque leurs cavaliers les immobilisèrent. À l’intérieur de la résidence, l’alarme s’interrompit brutalement, tandis que quatre autres gardes à pied approchaient d’en face et s’arrêtaient près de l’allée. Soit le feu ne pouvait être maîtrisé, soit, ainsi que Pitt le craignait, il avait déjà été éteint.

La réponse vint dans un éclair de lumière blanche aveuglant. En un seul clic sur un interrupteur, une dizaine de projecteurs installés sur les chevrons du portique s’allumèrent. La clarté des ampoules halogènes se répandit sur tout le jardin environnant, illuminant les corps de Pitt et de ses compagnons, étendus sous les rosiers.

Pitt resserra son emprise sur son 45 et visa lentement le cavalier le plus proche. Les gardes à pied étaient situés plus loin et ne semblaient pas armés. Quant aux cavaliers, c’était une autre histoire. En plus de leurs mortels arcs et flèches, Pitt eut le désagrément de constater qu’ils portaient tous des fusils, qu’ils épaulaient et dirigeaient vers eux en ce moment même. Il remarqua que Giordino lui aussi visait l’un des cavaliers, mais le nombre ne jouait guère en leur faveur.

La fusillade devint complexe lorsqu’un bruit de pas retentit dans le vestibule en marbre et que quatre silhouettes sortirent sur le perron. Les trois gardes qui s’étaient précipités firent quelques pas, puis s’arrêtèrent et regardèrent Pitt et ses compagnons. La fumée et les cendres noircissaient leurs tuniques orange vif, mais aucune panique ne se lisait dans leurs yeux. Pitt quant à lui, s’inquiétait des fusils d’assaut AK-74 qu’ils tenaient dans leurs bras.

Les dépassant en trombe, le quatrième homme arriva comme s’il était le maître des lieux, ce qui était vrai. Borjin était vêtu d’une robe en soie bleue, qui contrastait avec son visage rouge de colère comme une betterave. Il balaya d’un regard furieux les buissons latéraux, derrière lesquels se trouvaient les corps inconscients et dévêtus des gardes de l’entrée, bien visibles à la lumière des projecteurs. Borjin se tourna vers Pitt et ses compagnons avec un regard furieux.

Puis, d’une voix mesurée, il gronda.

— Vous allez me le payer.

55

Une vague de curiosité remplaça la peur qui avait assailli Gunn lorsqu’il était entré dans la chambre anéchoïque. Il avait vu des pièces insonorisées, mais aucune remplie de cet équipement électronique de grande puissance. Rangée après rangée d’ordinateurs et de bâtis électriques s’alignaient sur la plateforme extérieure, lui rappelant l’équipement informatique d’un sous-marin Trident. Plus intéressant était l’étrange appendice au milieu de la pièce, composé de trois tubes conjoints qui faisaient plus de trois mètres de haut. Gunn regarda les émetteurs acoustiques, tout en sentant un frisson lui remonter l’échiné à la pensée de ce que lui avait expliqué Yaeger sur cet engin qui pouvait déclencher un séisme.

Mais le frisson se transforma bientôt en suée lorsqu’il se rendit compte qu’il faisait près de quarante degrés. Il eut la surprise de découvrir que l’équipement était branché et en marche, sans doute pour un test. La chaleur générée par alimentation des appareils électroniques avait transformé la pièce en sauna. Se débarrassant de la blouse et de sa veste de pluie noire, il sortit l’appareil photo numérique et monta sur la plateforme centrale. Commençant par une extrémité, il se mit à photographier précipitamment chaque pièce de l’équipement. Suant à grosses gouttes, il alla à la porte et l’ouvrit, faisant pénétrer un souffle d’air frais. Afin de mieux entendre d’éventuels bruits de pas et de recevoir les communications radio, il laissa la porte ouverte et poursuivit son travail de photographie.

Gunn s’arrêta lorsqu’il atteignit une grande console devant laquelle se trouvait un fauteuil en cuir. Il s’y glissa et étudia l’écran plat aux couleurs vives devant lui. Une fenêtre pop-up était ouverte sur l’écran avec les mots TEST EN COURS, en allemand. Gunn avait quelques notions de cette langue, pour avoir passé plusieurs mois avec une équipe de chercheurs allemands à étudier le Wilhelm Gustloff, paquebot de la Seconde Guerre mondiale englouti, et il déchiffra le programme du test en cours. Il cliqua sur une boîte indiquant ANNULER et une image abstraite vive apparut soudain à l’écran.

Le moniteur montrait une image en trois dimensions de couches sédimentaires, chacune d’elles dans une nuance différente de jaune d’or. Une échelle sur le côté indiquait cinq cents mètres et Gunn devina qu’il s’agissait d’une image stratigraphique du sédiment directement en dessous du labo. Gunn s’empara de la souris sur la table et l’attira vers lui. Tandis que le curseur descendait sur l’écran, un bruyant tic-tac fut émis par les transducteurs à quelques pas de lui. Le tic-tac s’arrêta bientôt et le moniteur s’ajusta à une nouvelle image souterraine. Gunn remarqua que l’échelle indiquait à présent cinq cent cinquante mètres.

Von Wachter avait vraiment perfectionné son système d’imagerie sismique à un degré remarquable. Gunn bougeait la souris, admirant une image limpide des couches de sédiments à des centaines de mètres en dessous de lui. À côté de lui, l’appareil acoustique cliquetait tandis qu’un moteur électrique faisait tourner le mécanisme et changeait l’angle de pénétration. Comme un gosse sur un jeu vidéo, Gunn était temporairement absorbé par les images produites par l’instrument et étudiait les anomalies souterraines. Il remarqua à peine que Pitt l’appelait sur la radio et dut se précipiter à la porte pour ne pas perdre le signal.

Une fois la communication coupée, il jeta un rapide regard dans le couloir. Ne voyant aucun signe de vie, il regagna rapidement la plate-forme pour finir de prendre en photo l’appareil et tout l’équipement auxiliaire. Puis il enfila sa veste et s’apprêtait à partir lorsqu’il s’arrêta pour fouiller parmi les documents empilés sur la console. Il trouva ce qui ressemblait à un mode d’emploi, un épais livret maintenu par une petite planchette à pince métallique. Les premières pages manquaient, sans doute celles qui avaient été prises par Pitt. Gunn fourra le manuel et la planchette dans une poche poitrine de sa veste, puis il se dirigea vers la porte. Il s’apprêtait à sortir quand une voix retentit dans sa radio.

Son cœur bondit lorsqu’il s’aperçut que ce n’était pas celle de Pitt et que tout était perdu.

56

Pitt se releva doucement, tout en gardant le Colt pointé vers le bas contre sa jambe, de manière à ne pas inciter un excité de la gâchette à tirer. Il attendit que Giordino ait relevé Tatiana et l’ait tournée vers son frère, le Makarov clairement visible contre son oreille. Tatiana fit quelques efforts futiles pour lui échapper, mais en vain.

— Lâchez-moi, espèce de porc ! Vous êtes des hommes morts, siffla-t-elle.

Giordino se contenta de sourire en attrapant une poignée de ses cheveux et en enfonçant le canon du Makarov dans son oreille. Tatiana grimaça de douleur et cessa de se débattre.

Alors que tous les regards étaient braqués sur Tatiana, Pitt baissa doucement son Colt jusqu’à ce qu’il soit pointé sur le tronc de Borjin. Avec sa main gauche, il appuya discrètement sur le bouton TRANSMETTRE/ÉMETTRE de sa radio, dans l’espoir de prévenir Gunn de leur situation.

Borjin regarda sa sœur en péril avec peu d’intérêt. Lorsqu’il scruta plus attentivement Pitt et Giordino, ses yeux s’écarquillèrent soudain.

— Vous ! s’écria-t-il, avant de reprendre son sang-froid. Vous avez survécu à votre fuite dans le désert pour vous introduire de nouveau dans ma propriété ! Pourquoi une telle folie ? Simplement pour sauver la vie de vos amis ? demanda-t-il avec un signe de tête en direction de Theresa et Wofford qui s’étaient sagement abrités derrière Tatiana.

— Nous sommes venus mettre un terme à vos séismes et à votre saccage meurtrier pour le pétrole, répondit Pitt. Nous sommes venus chercher nos amis. Et Gengis.

La référence de Pitt aux séismes ne suscita aucune réaction. Mais celle au seigneur mongol de la guerre fit trembler presque tout le corps de Borjin. Ses yeux se rapprochèrent, son visage devint rouge et Pitt s’attendit presque à voir des flammes lui sortir de la bouche.

— La mort vous accueillera en premier, cracha-t-il en faisant un signe aux gardes qui l’entouraient.

— Peut-être. Mais vous et votre sœur allez m’accompagner dans ce voyage.

Borjin regarda l’homme buriné qui le menaçait avec tant d’audace. Il voyait la détermination d’acier dans les yeux de Pitt indiquant qu’il avait déjà côtoyé la mort un grand nombre de fois. Tout comme sa propre idole, Gengis, il ne montrait aucune peur au combat. Mais il soupçonnait chez Pitt une faiblesse, qu’il pourrait utiliser à son avantage, afin d’être débarrassé de lui une fois pour toutes.

— Mes hommes vous mettront en pièces en une seconde, menaça-t-il à son tour. Mais je ne souhaite pas voir mourir ma sœur. Relâchez Tatiana et vos amis seront libres.

— Non ! protesta Theresa en venant se placer devant Giordino. Vous devez tous nous laisser partir !

Puis elle chuchota à l’oreille de Giordino : « Nous n’allons pas vous laisser vous faire assassiner. »

— Vous n’êtes pas en position de dicter vos exigences, répliqua Borjin.

Il feignit de faire les cent pas, mais Pitt devina qu’il essayait d’esquiver sa ligne de mire. Pitt resserra son étreinte sur son .45 tandis que Borjin se plaçait derrière l’un des gardes et s’arrêtait.

L’explosion retentit comme un coup de massue sur une bouilloire en fer. Mais la détonation ne venait d’aucune des armes pointée de part et d’autre de l’entrée. Le son provenait de l’autre côté de la propriété, dans la direction du laboratoire. Vingt secondes s’étaient écoulées, tous restant figés de surprise, lorsqu’une nouvelle détonation retentit, identique à la première. Tatiana fut la première à reconnaître le bruit. D’une voix inquiète, elle cria à son frère :

— C’est l’appareil de von Wachter. Quelqu’un l’a mis en marche.

Comme la vibration fracassante du gong d’un temple, une troisième détonation retentit et noya ses paroles.

* * *

Gunn avait fait preuve d’un sang-froid remarquable sous la pression. Il savait que Pitt aurait voulu qu’il s’enfuie avec les photographies compromettantes, qu’il contacte les autorités et dénonce Borjin au tribunal de l’opinion mondiale. Mais il lui était impossible de partir en abandonnant ses amis à la mort. Sans autre arme qu’un pied-de-biche, se précipiter à leur aide n’aurait mené à rien, sinon à sa propre mort. Mais peut-être, s’était-il dit, peut-être qu’il pourrait tourner le démon de Borjin contre son maître.

Gunn rentra dans la chambre anéchoïque et referma la porte derrière lui, puis il se précipita vers la console. Il se réjouissait à présent que le système n’ait pas été éteint et qu’il ait pris le temps un peu plus tôt de jouer avec les leviers. Bondissant sur le siège, il attrapa la souris et descendit rapidement l’écran, à la recherche d’une image qu’il avait vue précédemment. Tandis que le tripode cliquetait et bourdonnait pour suivre ses instructions, Gunn déplaçait frénétiquement le curseur. Enfin, il aperçut la strate qu’il recherchait. Il s’agissait d’une rupture dans la ligne entre deux couches sédimentaires. Autour de la coupure se trouvaient une dizaine de taches rondes qui étaient en réalité des fissures dans la roche. Il ignorait totalement s’il s’agissait ou non d’une faille, et s’il y avait de la pression qui s’exerçait sur ce point. Peut-être qu’avec cet appareil, cela n’était même pas nécessaire. Gunn ne disposait pas des réponses, mais en toute logique, c’était la meilleure perspective qu’il avait dans les circonstances actuelles.

Il guida le curseur vers la coupure et cliqua sur le bouton. Un réticule se mit à clignoter sur le point indiqué tandis que le tripode recommençait à cliqueter. Gunn déplaça le curseur sur le haut de l’écran et fit rapidement dérouler les menus. La sueur se mit à dégouliner de son front tandis qu’il travaillait avec agitation. Toutes les commandes étaient en allemand, l’appareil ayant été créé par von Wachter et son équipe. Gunn fit désespérément appel aux recoins de son cerveau, essayant de ressusciter mots et expressions oubliés. Il se souvenait du rapport de Yaeger expliquant que von Wachter utilisait une concentration d’ondes haute-fréquence dans son imagerie, donc il sélectionna la plus haute fréquence possible. Il devina que WEITE signifiait amplitude et choisit le plus grand niveau de puissance, puis il sélectionna un intervalle de vingt secondes. Une boîte de dialogue rouge clignotante apparut avec AKTIVIEREN en caractères gras. Gunn croisa mentalement les doigts et cliqua sur OK.

Au début, rien ne se produisit. Puis, une longue séquence de programme se déroula sur l’écran à une vitesse rapide. Cela était peut-être dû aux sens affûtés de Gunn, mais les amplificateurs de puissance et les ordinateurs semblèrent se réveiller, avec un bourdonnement grave. Il s’épongea le front, certain que la température de la pièce avait augmenté d’au moins dix degrés. Il remarqua que le tripode cliquetait de nouveau, mais avec un crescendo plus important. Puis, dans un vacillement de lumières, une détonation retentit à partir de la pointe inférieure du tripode. On aurait dit que la foudre venait de frapper à quelques pas. L’explosion acoustique fit trembler le bâtiment et jeta presque Gunn à bas de son fauteuil. Il se dirigea en trébuchant vers la porte, les oreilles sifflantes, puis il s’arrêta et regarda la pièce, affolé.

La chambre anéchoïque. Elle était conçue pour absorber les ondes sonores. Même les détonations concentrées de l’appareil allaient être sérieusement étouffées par les panneaux isolants du sol. Ses efforts pour activer le système allaient s’avérer vains.

Gunn bondit de la passerelle sur le sol en caoutchouc mousse et avança vers le tripode. Il anticipa la deuxième détonation et se couvrit les oreilles au moment où elle retentit depuis les tubes transducteurs, explosant avec un bang assourdissant.

Le fracas mit Gunn à genoux, mais il se rétablit rapidement et rampa jusqu’à la base du tripode. Arrachant frénétiquement les blocs de caoutchouc-mousse sous l’appareil, il fit le décompte des secondes à haute voix dans l’attente de la détonation suivante. La chance était de son côté : les panneaux de mousse n’étaient pas attachés au sol et pouvaient se détacher sans effort par gros morceaux. Sous la mousse, le sol semblait carrelé, mais Gunn vit à la finition argentée terne que les carreaux étaient en plomb, pour compléter l’isolation phonique. Gunn en était à onze lorsqu’il se précipita sur la console et attrapa le pied de biche qu’il avait laissé là. Plantant la lame dans un joint du carrelage, il souleva prestement l’un des carreaux et l’écarta. Malgré le décompte déjà à dix-huit, il plongea pour enlever trois autres carreaux, formant un carré sous la pointe de l’appareil.

Dans l’excitation, Gunn avait compté trop vite et il eut finalement le temps de faire un pas en arrière avant que le troisième coup retentisse. Plaquant ses mains sur les oreilles, il observa la fine épaisseur de béton qui formait les fondations du bâtiment et qui demeurait sous l’appareil.

— Ça, je ne peux rien y faire, murmura-t-il après que le bruit se fut éteint, tout en se dirigeant vers la porte.

En ouvrant la lourde porte, il s’attendait presque à se trouver face à un bataillon de gardes armés attendant qu’il sorte. Mais les gardes s’étaient tous précipités vers la résidence, au moins temporairement. Il ne vit qu’un groupe de scientifiques, dont certains en pyjama, qui s’agitaient à l’autre extrémité du couloir. Une fois sorti, Gunn fut accueilli par le hurlement de l’un des scientifiques, déclenchant un mouvement du groupe furieux dans sa direction. Avec seulement quelques mètres d’avance, Gunn se précipita dans le premier bureau sur sa droite.

Comme de nombreux bureaux de ce bâtiment, il était décoré de façon Spartiate, avec un bureau en métal gris au milieu d’un mur et une table de laboratoire couverte d’instruments sur un côté. La seule chose importante pour Gunn était la fenêtre panoramique qui donnait sur le jardin. S’en approchant, il remercia en silence Giordino de lui avoir prêté le pied de biche qu’il serrait dans sa main. Avec un coup puissant, il lança l’extrémité du pied de biche dans un coin, faisant voler le verre en éclats. Il venait à peine de toucher le sol lorsque retentit la quatrième et dernière détonation émise par l’appareil acoustique, avec un impact bien moins violent pour Gunn maintenant qu’il se trouvait à l’extérieur du bâtiment.

Un chœur de hurlements retentit par la fenêtre brisée lorsque les scientifiques passèrent en ignorant Gunn pour se précipiter vers la chambre anéchoïque. Il savait qu’ils allaient désactiver le système avant une nouvelle détonation. Son pari insensé pour essayer de déclencher un tremblement de terre était terminé. Tout comme, pensa-t-il avec angoisse, sa chance de sauver la vie de Pitt et de Giordino.

57

Lorsque la deuxième détonation retentit dans la propriété, Borjin ordonna à deux gardes à cheval d’aller enquêter. Ils s’éloignèrent rapidement au galop dans l’obscurité tandis qu’un léger grondement résonnait au loin. La troisième explosion noya le bruit de sabots et le grondement lointain.

— Vous avez amené des amis ? demanda Borjin à Pitt d’une voix moqueuse.

— Assez pour vous faire fermer boutique une fois pour toutes, rétorqua Pitt.

— Dans ce cas, ils mourront avec vous.

Un bruit de verre brisé résonna vers le laboratoire, suivi par une quatrième détonation de l’appareil sismique acoustique. Puis le silence retomba.

— On dirait que vos amis ont fait la connaissance de mes gardes, dit Borjin avec un sourire.

Le ricanement était toujours sur son visage lorsqu’un deuxième grondement se réverbéra sur les collines comme un bruit d’orage. Sauf que cette fois, le grondement continua à résonner, avec l’intensité croissante d’une avalanche qui approche. À l’extérieur des murs d’enceinte, une meute de loups se mit à hurler avec dans un lugubre unisson. À l’intérieur, les chevaux leurs donnèrent la réplique par de bruyants hennissements, dans l’attente nerveuse du cataclysme imminent que les humains ne percevaient pas encore.

À mille mètres sous la surface de la terre, un trio d’ondes acoustiques condensées, émises par les trois transducteurs, avaient convergé sur la fracture ciblée par Gunn. La coupure sédimentaire était bien une vieille ligne de faille oblique. Les deux premières détonations, dissipées par l’isolation de la chambre, avaient faiblement troublé la faille. Mais la troisième avait frappé avec toute la puissance des ondes de choc convergentes. Bien que les sédiments aient tenu bon, les ondes sismiques se propageaient avec une vibration qui avait ébranlé la ligne de faille. Lorsque la quatrième détonation était arrivée, elle avait suffi à déclencher le séisme.

Une ligne de faille est par nature sujette aux mouvements. La plupart des séismes résultent d’une libération brusque d’énergie résultant d’un déplacement sur une zone de faille. La pression s’accumule sur un point le long de la faille à cause de mouvements de la croûte terrestre jusqu’à ce qu’un soudain glissement relâche la pression. Le déplacement se réverbère jusqu’à la surface, diffusant diverses ondes de choc qui créent un tremblement de terre.

Dans le cas de la faille située sous le flanc de la montagne mongole, le quatrième et dernier bombardement d’ondes acoustiques avait frappé comme une torpille. Les vibrations sismiques avaient secoué la fracture, la faisant glisser à la fois verticalement et horizontalement. Le déplacement était infime, seulement quelques centimètres sur une ligne de faille de quatre cents mètres, mais comme elle se trouvait près de la surface, l’impact fut dramatique.

Les ondes de choc se propagèrent dans le sol en une terrible agitation de secousses horizontales et verticales. Sur l’échelle de Richter, le séisme résultant aurait une magnitude de 7.5. Mais cette mesure ne reflétait pas la véritable intensité ressentie à la surface, où le tremblement sembla dix fois plus puissant à ceux qui se trouvaient sur le sol.

Pour Pitt et les autres, le mouvement fut précédé du grondement sourd, qui crût en intensité jusqu’à ressembler au passage sous terre d’un train de marchandises. Puis les ondes de choc atteignirent la surface et le sol sous leurs pieds se mit à vibrer. Tout d’abord, le sol trembla d’avant en arrière. Puis il sembla se briser dans toutes les directions, avec une intensité croissante.

Pitt et les gardes s’observaient avec prudence lorsque le séisme commença, mais la violence du séisme eut bientôt jeté tout le monde à terre. Pitt regarda l’un des gardes tomber à la renverse sur les marches du porche, sa mitraillette à quelques pas de lui. Pitt ne lutta pas pour rester debout, mais choisit plutôt de plonger à terre, jetant ses bras tendus avec son 45 devant lui. L’arme, plus petite et plus légère, lui donnait soudain un avantage sur les gardes ; il visa le plus proche de lui, seul à se tenir encore debout, et pressa la détente. Malgré la vibration, Pitt atteignit sa cible et l’homme s’étala sur le dos. Pitt dirigea vivement son arme vers le deuxième garde, qui se tenait à quatre pattes pour retrouver son équilibre. Pitt tira trois coups successifs tandis que l’autre ripostait par une rafale de son AK-47. Deux des trois coups de feu de Pitt atteignirent leur cible, tuant le garde sur le coup tandis que sa rafale de mitrailleuse arrosait le sol à côté de Pitt.

Ce dernier tourna immédiatement le canon de son arme vers le premier garde, qui était tombé juste devant Borjin. Le magnat mongol avait monté en hâte les marches du perron au premier coup de feu et lorsque Pitt se tourna dans cette direction, il s’abrita derrière la porte. Le garde essaya de le suivre, et il avait atteint le seuil lorsque Pitt fit feu. Une autre détonation retentit derrière lui, tirée par Giordino après qu’il eut jeté violemment Tatiana au sol. Le tremblement était à son apogée et il devenait impossible de viser correctement. En vacillant, le garde se jeta à l’intérieur de la résidence, indemne.

À chaque extrémité de l’allée, les gardes à cheval n’étaient guère préoccupants. Un chœur de reniflements et de hennissements émanaient des chevaux, qui ne comprenaient pas pourquoi le sol tremblait sous leurs sabots. Trois des animaux terrifiés se cabrèrent de façon répétée et leurs cavaliers s’accrochèrent désespérément aux rênes. Un quatrième s’élança en ruant dans l’allée, piétinant les cadavres des gardes en filant au grand galop vers la carrière.

La secousse violente dura près d’une minute, durant laquelle les observateurs prostrés eurent l’impression que leur corps tournoyait en l’air. À l’intérieur de la résidence, il y eut un fracas de bris de verre et de lampes et les lumières commencèrent à s’éteindre. De l’autre côté, une alarme se mit à gémir faiblement dans le laboratoire.

Puis tout fut terminé. Le grondement cessa, le tremblement diminua graduellement et un calme menaçant tomba sur la propriété. Les projecteurs du portique étaient morts, ce qui plongea Pitt et ses compagnons dans une obscurité bienvenue. Mais il savait que le combat était loin d’être fini.

Passant les autres en revue, il constata que Theresa et Wofford étaient indemnes, mais un flot de sang coulait sur la jambe gauche de Giordino. Celui-ci observa sa blessure avec un air de légère contrariété.

— Désolé, chef. J’ai reçu un ricochet de Mitraillette Kelly. Aucun os touché.

Pitt hocha la tête puis il se tourna vers les cavaliers, dont les montures se calmaient à présent.

— Allez vous abriter derrière les colonnes ! Vite, ordonna Pitt.

Il avait à peine prononcé ces mots qu’un coup de fusil fut tiré par l’un des cavaliers.

Avec un léger boitillement, Giordino traîna Tatiana jusqu’à la base de l’une des colonnes tandis que Wofford et Theresa se recroquevillaient derrière une autre.

Pitt tira dans la direction du tireur pour les couvrir avant de se précipiter à l’abri. Cachés derrière les colonnes en marbre, ils étaient au moins temporairement hors de portée du feu de la résidence comme de la patrouille à cheval.

Une fois leurs chevaux calmés, les cinq gardes qui restaient étaient libres d’ouvrir le feu et ils arrosèrent au hasard les trois colonnes. Mais tandis que leur gibier était à présent hors de vue, ils se trouvaient eux à découvert. Prestement, Giordino se pencha et décocha deux tirs rapides au cavalier le plus proche avant de se remettre à l’abri. Le garde reçut une balle à la jambe et une à l’épaule, et ses camarades ripostèrent en ébréchant la colonne en marbre qui abritait Giordino. Le cavalier blessé lâcha son arme et battit en retraite vers un buisson derrière l’allée. Tandis que Giordino était la cible de nouveaux coups de feu, Pitt tira à son tour deux balles, atteignant un autre garde au bras. Le chef de la patrouille aboya un ordre et les cavaliers restants se retirèrent vers les buissons.

Giordino se tourna vers Pitt.

— Ils vont revenir. Un dollar qu’ils descendent de cheval pour revenir à pied par surprise.

— Ils essaient sans doute de nous encercler en ce moment même, répondit Pitt.

Il songea à Gunn et voulut prendre sa radio, mais elle avait disparu. Elle avait dû tomber pendant le séisme se perdre quelque part dans le noir.

— J’ai perdu la radio, grommela-t-il.

— Je doute que Rudi puisse nous aider davantage. Je n’ai plus que cinq balles.

Pitt lui non plus n’avait plus guère de munitions. Avec Wofford et Giordino blessés tous les deux, ils ne pouvaient pas se déplacer très loin rapidement. Les gardes devaient former un nœud coulant tout autour de la propriété pour arriver sur eux par trois côtés. Pitt regarda la porte d’entrée ouverte et décida que la maison serait peut-être le meilleur lieu pour organiser leur défense. Elle était étrangement silencieuse. Peut-être qu’après tout, Giordino et lui avaient blessé le garde et qu’il n’y avait plus que Borjin à l’intérieur.

Pitt se releva en appui sur un genou et s’apprêta à guider les autres vers l’entrée lorsqu’une ombre apparut sur le seuil. Dans la pénombre, Pitt décela ce qui ressemblait au canon d’une arme. Un frémissement dans les rosiers derrière lui, lui apprit qu’il était trop tard. Le piège avait été mis en place et il n’y avait plus moyen de s’enfuir. Sans armes, dépassés en nombre et avec nulle part où se cacher, ils allaient devoir mener leur dernier combat ici même.

C’est alors qu’un profond grondement retentit dans la montagne. Il était similaire, mais étrangement différent, au rugissement qui avait précédé le séisme. Et avec lui arrivait un nouveau cataclysme aussi inattendu que meurtrier.

58

Pitt tendit l’oreille et remarqua que le bruit venait du haut de la montagne et non du sous-sol. C’était un bruit de tonnerre qui au lieu de diminuer ne faisait que s’amplifier à chaque seconde. Tout le monde avait les yeux rivés sur l’entrée principale, vers laquelle le son semblait se diriger. Contre toute attente, le grondement s’amplifia encore jusqu’à atteindre l’intensité du rugissement d’une douzaine de jumbo jets 747 s’élançant ensemble sur une piste de décollage.

Par-dessus le vacarme, deux cris de panique retentirent près de l’entrée de la propriété. Les deux gardes du portail, derrière le mur, se dépêchèrent d’ouvrir la grande porte en fer. Leurs cris et leur tentative de fuite furent noyés sous le déferlement d’un immense mur d’eau.

À quatre cents mètres en amont, le séisme avait créé un profond fossé perpendiculaire à la rive. Le torrent furieux s’était mis à tourbillonner, poussé par la gravité dans une nouvelle direction. Près de l’embouchure de l’aqueduc, la rivière tout entière s’était déplacée latéralement et dévalait le long du chemin de terre surélevé.

Un haut accotement, servant de digue entre la route et l’aqueduc, avait créé un barrage involontaire tout près de la propriété. Les eaux torrentueuses remplirent la cuvette qui se trouvait derrière, la transformant en un vaste réservoir, jusqu’au moment où elle commença à déborder. L’eau fissura le mur de terre qui s’élargit rapidement à la base. En un éclair, l’accotement tout entier s’effondra sous son propre poids, libérant une immense quantité d’eau.

Le flot d’eau noire glacée s’élança vers le mur d’enceinte en une vague de trois mètres. Les gardes du portail, qui avaient pris conscience trop tard de l’inondation, furent écrasés par la vague lorsqu’elle percuta le portail et passa par-dessus le mur d’enceinte. Le torrent perdit un peu d’élan avant d’arracher le portail d’entrée tout en opérant une brèche dans le mur au-dessus de l’aqueduc. Les deux cours d’eau joignirent leurs forces à l’intérieur de la propriété et s’élancèrent vers la résidence en formant une vague de deux mètres.

Pitt observa le mur d’eau qui approchait et sut qu’ils n’avaient aucune chance d’y échapper, surtout pour Giordino et Wofford. Après un coup d’œil aux alentours, il ne vit qu’une chance de survie.

— Accrochez-vous aux colonnes et tenez bon ! cria-t-il.

Les colonnes doriques en marbre qui soutenaient le portique étaient profondément cannelées, et les entailles verticales permettaient une bonne prise. Theresa et Wofford étirèrent leurs bras au maximum autour de la colonne et se tinrent la main. Giordino s’agrippa d’une main tout en conservant le Makarov bien serré dans l’autre main. Tatiana abandonna sa peur de se faire tirer dessus et s’accrocha à la taille de Giordino. Pitt eut à peine le temps de s’aplatir, d’attraper la colonne et retenir son souffle avant de se faire recouvrir par le déluge.

Les cris des hommes lui parvinrent avant la vague. Les gardes qui avaient furtivement encerclé l’allée furent pris au dépourvu par l’inondation, balayés par la vague qui roulait vers la résidence. Pitt en entendit le cri d’agonie d’un garde qui passait à quelques pas de lui, emporté par les flots.

La vague suivait le chemin de moindre résistance, inondant la partie nord de la propriété et ignorant le labo et le garage. Accompagnée par un profond grondement, elle se fracassa sur la maison. Ainsi que Pitt l’avait espéré, les colonnes en marbre atténuèrent le choc, mais il eut tout de même les jambes arrachées du sol et il fut entraîné vers la maison. Il s’agrippa de toutes ses forces à la colonne tandis que la vague initiale déferlait, puis que le courant puissant refluait graduellement. Sa crainte initiale d’être écrasé et emporté par l’eau fit place au choc du liquide froid. L’eau glaciale lui coupa le souffle et lui piqua la peau comme un millier d’aiguilles acérées. Agrippant la colonne, il se releva et se rendit compte que l’eau avait baissé et lui arrivait à la taille. Derrière la colonne voisine, il vit Giordino relever Tatiana, toussant et crachant. Une seconde plus tard, Theresa et Wofford émergèrent eux aussi, le souffle coupé.

Le mur d’eau s’était engouffré dans la maison, en quête d’un nouveau chemin pour redescendre la montagne. Bien qu’il y ait eu soixante centimètres d’eau qui tourbillonnaient à travers un cratère qui avait autrefois été une porte d’entrée, le plus gros de l’inondation avait été repoussé par le bâtiment massif. Les eaux tourmentées finirent par le long de l’aile nord de la résidence, se déversant par-dessus la falaise de derrière en une large cascade. Par-dessus le grondement de la rivière résonnaient les cris assourdis d’hommes dispersés de-ci de-là, qui n’avaient survécu au choc que pour se retrouver emportés par le courant. Non loin d’eux, une forte éclaboussure leur apprit que la pointe nord de la résidence s’était éboulée sous la force des eaux.

Le débit et le courant s’apaisèrent devant la maison et Pitt avança en pataugeant vers les autres qui s’étaient rassemblés autour de Giordino. Le visage fermé, il remarqua les cadavres de plusieurs gardes qui flottaient dans l’allée. Une fois à sa colonne, il trouva Theresa qui le regardait avec des yeux vitreux en tremblant de façon incontrôlable. Même Giordino habituellement solide comme un roc, semblait engourdi par le froid, l’immersion dans l’eau glacée s’ajoutant à l’effet de la blessure par balle pouvait provoquer un traumatisme. Pitt savait qu’ils risquaient tous l’hypothermie s’ils n’échappaient pas à l’eau glacée.

— Il faut gagner une zone sèche. Par ici, dit-il en tendant la main vers le labo, qui se trouvait sur une petite éminence.

Wofford aida Theresa tandis que Pitt s’assurait que Tatiana ne fausse pas compagnie à Giordino. Ses inquiétudes étaient vaines, car la sœur de Borjin était complètement subjuguée par le bain glacé.

La rivière sortie de son lit s’était établie en deux canaux principaux qui coulaient dans la propriété. Le premier courait du portail d’entrée jusqu’à la bordure nord de la résidence, où l’eau continuait à grignoter les murs en train de s’effondrer. Une deuxième branche tourbillonnait en direction du laboratoire avant d’obliquer vers le portique de la maison. Une partie de l’eau passait à travers le bâtiment, tandis que le reste rejoignait l’écoulement principal en passant par le côté.

C’était le second écoulement qui avait submergé Pitt et les autres. Il guida rapidement le groupe hors de la partie la plus profonde, mais ils se trouvaient toujours face à une nappe d’eau glacée qui leur arrivait aux chevilles et qui s’étendait dans toutes les directions. Autour d’eux, cris et hurlements retentissaient tandis que les scientifiques essayaient d’empêcher l’inondation du laboratoire. Dans le garage, on entendit une voiture démarrer et quelqu’un crier. Un bruit de bagarre s’ensuivit à l’extérieur. Les chevaux des gardes s’étaient échappés du corral pendant le séisme et le troupeau galopait affolé à travers la propriété.

Pitt avait ses propres problèmes à régler. Voyant Theresa tomber à genoux, il se précipita pour aider Wofford à la relever.

— Elle est en train de perdre connaissance, murmura-t-il à Pitt.

Pitt la regarda dans les yeux et vit un regard fixe. Le tremblement incontrôlable se poursuivait et sa peau était pâle et moite. Elle était au bord de l’hypothermie.

— Il faut la réchauffer et la sécher, pronto, dit Wofford.

Au milieu de la propriété inondée, leurs options étaient limitées. Et la situation ne s’améliora pas quand un véhicule sortit en trombe du garage tous phares allumés.

Il y avait presque trente centimètres d’eau sur le terrain autour du garage, mais la voiture laboura le sol comme un char d’assaut. Pitt regarda avec inquiétude le véhicule obliquer vers eux, pour se diriger vers la résidence. Le conducteur fit un appel de phares, puis il se mit à osciller comme un serpent ivre. Au bout de moins d’une minute, les phares les illuminèrent et le chauffeur cessa de zigzaguer et accéléra pour se diriger droit sur eux.

Le groupe s’était figé sur place au milieu du jardin. Il n’y avait aucune cachette à leur portée. De toute façon, l’eau noire qui tourbillonnait à leurs chevilles les aurait empêchés de fuir assez rapidement. Pitt examina calmement le véhicule qui s’approchait, puis il se tourna vers Wofford.

— Soutiens Theresa pendant un moment, dit-il en ôtant le bras de la jeune femme de son épaule.

Puis, il leva son 45 et visa le pare-brise avant du véhicule et le visage invisible du conducteur derrière le volant.

Pitt tint l’arme fermement, ses doigts bien serrés sur la détente. Le conducteur ignora la menace et poursuivit sa route, faisant jaillir des gerbes d’eau du pare-chocs avant et des garde-boue. Alors que la voiture se rapprochait, elle glissa sur un côté, puis commença à ralentir. Pitt s’abstint de tirer, et la Range Rover noire fit un large dérapage puis s’arrêta à quelques mètres devant eux. Pitt ajusta sa visée par la fenêtre du conducteur qui lui faisait maintenant face et il avança bras tendu avec le Colt en avant.

La voiture resta à tourner au ralenti, lâchant de petits nuages de vapeur. Puis la vitre teintée du conducteur s’ouvrit doucement jusqu’en bas. Dans l’intérieur noir de la voiture, un visage à lunettes familier sortit par la fenêtre.

— Quelqu’un a appelé un taxi ? demanda Rudi Gunn avec un grand sourire.

59

Pitt déposa Theresa sur la banquette arrière de la Range Rover tandis que Giordino poussait Tatiana à l’intérieur, puis grimpait à sa suite. Wofford s’installa sur le siège passager et Gunn mit le chauffage à fond. Giordino déshabilla un peu Theresa une fois son propre tremblement calmé. Le chauffage leur fit du bien à tous et Theresa les surprit bientôt en se redressant pour aider Giordino à bander sa jambe.

— Est-ce toi que nous devons remercier pour avoir fait trembler la demeure de Borjin ? demanda Pitt à Gunn en s’accoudant à la fenêtre du conducteur.

— C’est le Dr von Wachter, en fait. Son appareil sismique marche pour de bon, et il est très facile à utiliser. Je me suis lancé, j’ai appuyé sur un bouton et hop, secousse instantanée.

— Je dois dire que c’est tombé pile au bon moment.

— Bien joué, le séisme, Rudi, grogna Giordino depuis l’arrière, mais en revanche le bain d’eau glacé n’était pas nécessaire.

— Je ne peux pas vraiment revendiquer les petits bonus de l’incendie et l’inondation, fit Gunn avec une humilité feinte.

Pitt se tourna vers le laboratoire et remarqua pour la première fois un panache de fumée et de flammes qui sortait des fenêtres de l’étage. Quelque part dans le bâtiment, une conduite de gaz rompue s’était enflammée, envoyant une boule de feu à travers la structure. Une foule échevelée de scientifiques sortait désespérément du matériel de recherche et des effets personnels avant que tout le bâtiment ne s’embrase.

Réchauffée, Tatiana retrouva subitement son impolitesse.

— Débarrassez le plancher ! éructa-t-elle soudain. C’est la voiture de mon frère.

— Moi aussi je trouve que c’est un bon choix, répliqua Gunn. Rappelez-moi de le remercier d’avoir laissé les clés sur le contact.

Gunn ouvrit la porte et fit mine de descendre pour laisser sa place à Pitt.

— Tu veux conduire ? proposa-t-il. Je peux aller derrière avec la tigresse.

— Non, répondit Pitt en scrutant la maison. Je veux Borjin.

— Allez-y, lança Tatiana, pour qu’il puisse vous tuer.

Giordino en avait assez. Avec un coup de poing rapide, il frappa Tatiana à la mâchoire et elle tomba inconsciente sur la banquette.

— J’en avais envie depuis un bout de temps, dit-il sur un ton d’excuse, avant de se tourner vers Pitt. Tu vas avoir besoin de renfort.

— Oui, mais pas d’un éclopé, répondit-il en désignant la jambe blessée de Giordino. Non, il vaut mieux que tu aides Rudi à faire sortir tout le monde d’ici, au cas où il y aurait d’autres problèmes. Je veux juste m’assurer que notre hôte n’a pas disparu.

— Tu ne pourras pas tenir longtemps dans cette eau glacée, dit Gunn en remarquant que Pitt grelottait. Prends au moins mon manteau, dit-il en lui tendant une veste épaisse. Je comprends que tu ne veuilles pas couvrir ce joli costume, dit-il en considérant le pull orange de Pitt.

Pitt ôta la tunique détrempée et enfila avec reconnaissance la veste sèche de Gunn à la place.

— Merci Rudi. Essaie de sortir de la propriété avant que tout s’effondre. Si je ne vous ai pas retrouvés dans une heure, regagnez Oulan-Bator sans moi.

— On t’attendra.

Gunn bondit dans la Range Rover et passa sa vitesse, se dirigeant dans la boue vers l’entrée principale. Le portail d’origine et une section de trois mètres de mur avaient été arrachés par le déluge, jonchant le sol de morceaux de béton et de débris. Pitt regarda Gunn conduire la Range Rover jusqu’au large trou dans le mur, puis faire bondir le 4x4 par-dessus les décombres, jusqu’à ce qu’il se soit évanoui au loin.

Puis, pataugeant dans le noir vers la résidence inondée, se sentant seul et transpercé de froid, Pitt se demanda ce que Borjin pouvait bien lui réserver.

60

Bien que le plus gros du déluge se soit écoulé, il y avait encore une quinzaine de centimètres d’eau qui coulait à travers la résidence lorsque Pitt monta les marches du porche. Il s’arrêta devant la porte d’entrée ouverte pour observer un corps allongé sur le ventre, les jambes coincées derrière un grand pot de fleurs. Pitt s’approcha pour l’examiner. Il ne s’agissait pas d’un des gardes sur qui il avait tiré, mais d’un autre, noyé par l’inondation. Pitt nota que l’homme serrait toujours une lance en bois dans sa main. Pitt se pencha et lui arracha sa tunique, puis il lui prit sa lance. Il en passa l’extrémité dans les bras de la tunique qu’il laissa pendre comme sur un cintre. Un bien pauvre appât, songea-t-il, mais c’était tout ce qu’il avait pour lutter contre ceux qui faisaient le guet à l’intérieur.

Avançant en rampant vers la porte, il se faufila prestement à l’intérieur, faisant décrire un arc de cercle à son .45 dans le grand hall. L’entrée était vide et toute la maison plongée dans le calme, à l’exception du flot régulier de l’eau qui tombait en cascade d’un escalier un peu plus loin. L’électricité était coupée depuis longtemps, mais une poignée de lumières rouges de secours, alimentées par un groupe électrogène, produisaient une faible lumière, créant des zones d’ombre rougeâtre dans les couloirs vides.

Pitt jeta un coup d’œil dans chacun des trois couloirs. Il voyait l’extrémité ouverte du corridor nord, là où le torrent continuait à attaquer la maison. Borjin ne pouvait s’échapper par là à moins d’avoir un kayak et des penchants suicidaires. Pitt se souvint que Theresa avait indiqué que le bureau se trouvait dans le couloir principal, aussi se dirigea-t-il par là.

Il longea le mur, le Colt dans sa main droite tendue. Il avança la lance et la coinça sous son coude, pointant l’extrémité vers l’avant et vers l’extérieur avec sa main gauche. La tunique orange déchiquetée, qui lui servait d’éclaireur, marchait à quelques pas devant lui, flottant au milieu du couloir.

Pitt avançait lentement, traînant les pieds pour ne pas faire d’éclaboussures. À vrai dire, il n’avait guère le choix, car ses pieds étaient engourdis par l’eau glaciale de la rivière, à tel point qu’il avait l’impression de marcher sur des moignons. Il n’y aurait pas de poursuite à pied effrénée pour lui, songea-t-il en luttant pour garder l’équilibre.

Il avançait avec patience et passa devant plusieurs petites portes latérales sans entrer. Devant chacune, il s’arrêtait et attendait quelques instants pour s’assurer que personne ne le suivait. Un guéridon renversé et quelques statuettes brisées lui bloquèrent le passage et il s’écarta temporairement du mur pour marcher au milieu du couloir. À l’approche de la cuisine, il se positionna de nouveau près du mur, laissant la tunique mener la danse au milieu du couloir.

Paralysé par l’eau glacée, Pitt se concentrait pour garder en éveil ses facultés visuelles et auditives. Lorsque ses oreilles détectèrent un bruissement, il se figea, tentant de déterminer si le bruit n’était que dans son imagination. Debout, immobile, il fit doucement remuer la lance d’avant en arrière.

La détonation vint de la cuisine, un coup assourdissant d’une arme automatique qui se répercuta sur les murs. À la faible lueur rouge, Pitt vit la tunique orange déchiquetée par l’impact ; les balles continuaient à fuser et s’enfoncèrent dans le mur du couloir à quelques pas devant lui. Pitt fît calmement pivoter son .45 en direction de la porte ouverte de la cuisine, visa vers les éclairs qu’il avait vus et pressa trois fois la détente.

Une fois éteint l’écho de son Colt, Pitt entendit un faible gargouillis dans la cuisine. Il fut suivi du clang métallique d’une mitrailleuse contre des casseroles en acier, puis d’un gros bruit d’éclaboussures lorsque le garde mort tomba par terre.

— Barsijar ? fit la voix de Borjin à l’autre bout du couloir.

Pitt eut un sourire et laissa l’appel sans réponse. Il avait le sentiment net qu’il ne restait plus d’hommes de main entre lui et Borjin. Lâchant la lance et la tunique, il avança avec plus d’agressivité en direction de la voix. Ses pieds gourds lui semblaient attachés à des poids de plomb. Sautant presque dans l’eau, il caressait le mur de sa main droite pour conserver son équilibre. Devant lui, il entendit les pas de Borjin s’arrêter soudain au bout du couloir.

Un grand fracas retentit sur le bord de la maison au moment où un autre morceau de l’aile nord s’effondrait sous l’assaut du torrent. Toute la résidence fut secouée par cette érosion rapide, qui grignotait de plus en plus près du centre de la maison. Perchée comme elle l’était au bord d’une falaise, Pitt savait qu’il y avait un réel danger que la structure tout entière soit balayée. Mais il rejeta toute tentation de faire demi-tour. Borjin n’était plus très loin et il pouvait l’attraper vivant.

Pitt passa rapidement devant plusieurs pièces latérales, puis il hésita en arrivant devant le bureau noirci par l’incendie. Il ignora un frissonnement de froid et d’humidité et se força à se concentrer sur son environnement plutôt que sur son inconfort. Le murmure régulier de l’eau devenait plus fort à mesure qu’il s’approchait du bout du couloir. À la lueur des lumières de secours, il vit qu’il s’agissait de l’eau de l’inondation qui descendait en cascade un escalier juste après le bureau. Dans la pénombre, Pitt distingua aussi des empreintes de pas mouillés qui menaient dans la salle de conférence sèche au bout du couloir.

Pitt dépassa lentement la cage d’escalier et sortit de la partie inondée, ravi de sortir enfin les pieds ce cours d’eau glacé. Il s’approcha avec précaution de l’encadrement de la porte de la salle de conférence et regarda à l’intérieur. La lune, levée tardivement, avait franchi la ligne d’horizon et jetait un rayon d’argent lumineux sur les hautes baies vitrées de la pièce. Pitt s’efforça de discerner Borjin dans la grande pièce, mais tout était calme. Il entra doucement, le canon de son Colt suivant son regard.

Borjin choisit bien son moment. Le Mongol bondit du bout de la table de conférence tandis que Pitt faisait face à l’autre côté de la pièce. Trop tard, Pitt se tourna en entendant une bruyante vibration. Déséquilibré, il pivota sur ses pieds engourdis et tira un seul coup en direction de Borjin, mais il le rata de beaucoup et la balle fit voler en éclats la baie vitrée derrière lui. Borjin, lui, allait mieux viser.

Pitt n’aperçut qu’en un éclair la flèche et les plumes avant qu’elle lui frappe la poitrine juste en dessous du cœur, pénétrant avec un bruit sourd. La puissance de l’impact le fit tomber à la renverse. À terre, Pitt eut une longue vision de Borjin, debout, qui tenait une arbalète. La lueur de la lune étincelait sur ses dents pointues, qu’il découvrait dans un sourire meurtrier satisfait.

61

Après avoir fait passer péniblement le 4x4 sur les décombres du mur d’enceinte, Gunn conduisit la Range Rover en direction d’une petite éminence à l’extérieur de la propriété et se mit à grimper. Une fois au sommet, il fit demi-tour et coupa les phares. Depuis leur perchoir, ils avaient une vue parfaite sur la propriété qui se désintégrait en contrebas. Le torrent de montagne se déversait par le mur effondré et s’écoulait autour de la résidence principale tandis que de l’autre côté, la filmée et les flammes s’élevaient de plus en plus haut au-dessus du laboratoire.

— Je serais heureux qu’il ne reste pas même des cendres de cet endroit, fit remarquer Wofford en observant le spectacle avec satisfaction.

— Étant donné que les pompiers les plus proches se trouvent à deux cent cinquante kilomètres, c’est probable, répondit Gunn.

En sueur à cause du chauffage tourné à fond pour sécher et réchauffer les autres, il sortit de la voiture. Giordino le suivit en boitillant, pour regarder la scène de dévastation. Des tirs de mitrailleuse retentirent dans la résidence, puis, plus tard, on entendit un unique coup.

— Il n’aurait pas dû y retourner seul ! fit Giordino en jurant dans sa barbe.

— Personne n’aurait pu l’en empêcher, dit Gunn. Il va s’en sortir.

Mais une étrange sensation dans le creux de son estomac lui disait le contraire.

* * *

Borjin remit l’arbalète médiévale au milieu de sa collection d’armes antiques, puis il s’approcha de la fenêtre aux vitres brisées et regarda à l’extérieur. Un torrent dévalait la pente derrière la maison ; l’eau s’accumulait sur le replat avant de tomber de la falaise en une large cascade. Ce qui inquiétait davantage Borjin, c’était le bassin qui grossissait dans la cour et s’approchait du sanctuaire. Il observa avec inquiétude le bâtiment en pierre. L’édifice lui-même était intact, mais l’arche d’entrée avait été démolie par le tremblement de terre.

Ignorant le corps de Pitt étendu à l’autre bout de la pièce, Borjin sortit précipitamment de la salle de réunion et s’aventura dans la cage d’escalier voisine. La cascade coulait entre ses mollets, et il s’accrocha de toutes ses forces à la rampe en descendant. Il ne s’arrêta qu’un instant pour contempler le sombre portrait accroché sur le palier intermédiaire, adressant un petit salut au grand khan guerrier. L’eau lui arrivait presque au niveau de la taille au rez-de-chaussée, jusqu’à ce qu’il ouvre une porte latérale, libérant un flot d’eau glacée qui se déversa dans la cour. Titubant comme un matelot ivre, il traversa maladroitement la cour inondée en direction de l’entrée éboulée du sanctuaire. Il escalada un tas de pierres et entra dans la salle éclairée par des torches ; il fut soulagé de ne trouver que quelques centimètres d’eau sur le sol surélevé.

Après avoir vérifié que les tombeaux n’étaient pas endommagés, il observa les murs et le plafond. Plusieurs larges fissures s’étendaient sur le dôme du plafond comme une immense toile d’araignée. La vieille structure avait été mise en péril par le terrible séisme. Borjin baissa nerveusement les yeux sur le tombeau central, en se demandant comment protéger au mieux son bien le plus cher. Il ne remarqua pas une ombre vacillante près de l’une des torches.

— Votre monde s’effondre autour de vous, Borjin. Et vous avec.

Le Mongol fit volte-face, puis se figea comme s’il avait vu un fantôme. Le spectre de Pitt face à lui de l’autre côté de la pièce, avec la flèche d’arbalète qui lui sortait de la poitrine était irréel. Seul le Colt 45, qu’il tenait fermement et braquait sur la poitrine de Borjin dissipait toute illusion de renaissance surnaturelle. Borjin le regardait, incrédule.

Pitt s’avança vers une des tombes en marbre sur le côté de la salle et fit un geste avec son arme.

— C’est gentil à vous de garder vos ancêtres sur place. C’est votre père ?

Borjin hocha la tête en silence, essayant de reprendre son sang-froid devant ce fantôme bavard.

— C’est votre père qui a volé la carte du tombeau de Gengis Khan à un archéologue britannique, dit Pitt, mais cela n’était pas suffisant.

Borjin haussa les sourcils.

— Mon père a acquis des informations sur la situation géographique. Il a fallu des techniques supplémentaires pour trouver le lieu exact de la sépulture.

— L’appareil de von Wachter.

— En effet. C’est le prototype qui nous a permis de découvrir l’emplacement de la tombe. Certains effets secondaires de l’instrument se sont révélés remarquables, comme vous avez pu le constater.

Tout en énonçant ces paroles d’une voix ironique, Borjin fouillait la pièce des yeux à la recherche d’un moyen de se défendre.

Pitt avança lentement vers le centre de la salle et posa sa main libre sur le tombeau en granit monté sur le piédestal.

— Gengis Khan, dit-il.

Malgré le froid et la lassitude, il ressentait un étrange respect devant la présence de l’ancien seigneur de la guerre.

— Je suppose que le peuple mongol ne sera pas ravi d’apprendre que vous vous l’êtes gardé pour vous.

— Le peuple mongol va se réjouir de cette nouvelle ère de conquêtes, répondit Borjin d’une voix qui frisait l’hystérie. Au nom de Temudjin, nous nous dresserons contre les sots de ce monde et nous reprendrons notre place au panthéon de la suprématie mondiale.

Il avait à peine achevé son délire qu’un profond grondement résonna dans le sol. Il se poursuivit pendant plusieurs secondes et s’acheva en un terrible fracas alors que l’aile nord tout entière de la résidence, ou de ce qu’il en restait, se détachait de ses fondations et glissait sans cérémonie le long de la pente.

L’impact qui en résulta ébranla les jardins de toute la propriété, secouant ce qui restait de la résidence ainsi que le sanctuaire. Le sol du mausolée vibra de façon visible sous les pieds de

— Pitt et de Borjin, et leur fit perdre l’équilibre. Chancelant et épuisé par le froid, Pitt s’accrocha au tombeau afin de garder son arme braquée sur Borjin.

Celui-ci tomba sur un genou, puis se redressa lorsque le grondement et le tremblement se furent dissipés. Ses yeux s’écarquillèrent lorsqu’il entendit un fort craquement au-dessus de sa tête. Il leva les yeux juste à temps pour voir un énorme bloc de pierre se détacher du plafond.

Pitt s’aplatit contre le côté du tombeau alors que l’arrière du sanctuaire s’effondrait sur lui-même. Une pluie de pierres et de mortier s’abattit sur le sol, soulevant un épais nuage de poussière aveuglante. Pitt sentit des morceaux de pierre tomber sur le dessus du tombeau à côté de lui, mais aucune ne le heurta directement. Il attendit quelques secondes que la fumée se soit dissipée et sentit le vent frais de la nuit directement sur sa peau. Debout au milieu des vestiges du sanctuaire plongé dans l’obscurité, il vit que la moitié du plafond et le mur de derrière tout entier s’était éboulés. À travers les tas de pierres, il avait vue sur le corral et la vieille voiture qui y était garée. Il lui fallut quelques instants pour repérer Borjin au milieu des vestiges. Seule sa tête et une partie de son torse émergeaient d’un monticule de pierres. Pitt s’approcha de Borjin, qui rouvrit en les clignant des yeux ternes et apathiques. Un filet de sang dégoulinait de sa bouche et Pitt remarqua que son cou était anormalement tordu. Ses yeux se fixèrent petit à petit sur Pitt et se mirent à briller de colère.

— Pourquoi, pourquoi vous ne mourez pas ? bégaya Borjin.

Mais il n’entendit pas la réponse. Un étranglement assourdi monta de sa gorge et son regard devint vitreux. Le corps écrasé par son propre monument dédié à la conquête, Borjin était mort rapidement dans l’ombre de Gengis Khan.

Pitt observa sans pitié le corps brisé, puis il abaissa lentement le Colt qu’il tenait toujours fermement dans sa main. Il ouvrit alors la fermeture éclair de sa large poche poitrine et regarda grâce au clair de lune. Le gros manuel d’utilisation de l’appareil sismique avec la planchette métallique était toujours là où Gunn l’avait mis. Sauf qu’à présent, une flèche d’arbalète en dépassait et avait pénétré toutes les pages jusqu’à la dernière. La flèche avait même cabossé la planchette en métal, qui l’avait empêchée de déchirer le cœur de Pitt et de le tuer sur le coup.

Pitt s’approcha de Borjin et regarda son corps sans vie.

— Parfois, j’ai tout simplement de la chance, dit-il à voix haute pour répondre à l’ultime demande de Borjin.

L’effondrement de l’aile nord de la résidence avait amené encore plus d’eau dans la cour. Un flot colossal encerclait maintenant le sanctuaire et menaçait de se jeter sur la structure en ruine. Il ne faudrait plus longtemps pour que l’infiltration d’eau fragilise le sol sous le sanctuaire et le balaye dans la pente. Le tombeau de Gengis Khan serait détruit dans la catastrophe et ses restes perdus pour de bon cette fois. Pitt se tourna pour s’enfuir avant qu’il ne soit trop tard, mais il hésita en voyant le mur ouvert qui donnait sur le corral. Il revint vers le tombeau, qui avait miraculeusement survécu intact à l’effondrement du sanctuaire. Un court instant, Pitt se demanda s’il serait le dernier homme à avoir vu cette sépulture. Puis une idée lui vint. Elle était démente et il ne put s’empêcher de sourire en frissonnant.

— Allons-y mon vieux, murmura-t-il au tombeau. Voyons si tu es capable d’une dernière conquête.

62

Pitt recommençait juste à sentir ses pieds lorsqu’il escalada l’arrière du sanctuaire pour entrer dans le corral. Il se déplaça en chancelant et arracha plusieurs planches de bois à la barrière pour pratiquer une ouverture. Poussant sur le côté cartons et caisses, il creusa un large chemin au milieu des détritus et débris jusqu’à ce qu’il arrive à son objectif, la voiture couverte de poussière. C’était une Rolls-Royce Silver Ghost de 1921, avec une carrosserie réalisée par le constructeur anglais Park Ward. Des décennies de poussière et de crasse couvraient une peinture aubergine unique. Fanée depuis longtemps, cette couleur s’était autrefois harmonisée avec le capot et les garde-boue en aluminium poli. Pitt se demanda comment une telle voiture de luxe, plus fréquente dans les rues de Londres, avait échoué en Mongolie. Il se souvint alors que Lawrence d’Arabie avait possédé une Rolls-Royce blindée montée sur un châssis de Silver Ghost de 1914 et dont il s’était servi lors de sa campagne dans le désert d’Arabie contre les Ottomans. Pitt se demanda si la réputation de longévité de cette voiture dans le désert était parvenue jusqu’au Gobi quelques années plus tôt. Ou peut-être cette voiture datant d’avant la révolution mongole était-elle le seul véhicule de luxe que le Parti communiste avait autorisé la famille de Borjin à posséder.

Cela n’avait guère d’importance pour Pitt. Ce qui comptait, c’est que cette voiture possédait une manivelle à poignée en argent qui dépassait du capot. Conçue comme un dispositif de secours aux débuts du démarreur électrique, la manivelle donnait à Pitt un faible espoir de pouvoir démarrer la voiture, même avec une batterie morte depuis longtemps. À condition, bien sûr, que le bloc moteur ne soit pas figé.

Pitt ouvrit la portière du conducteur à droite et mit le levier de vitesse au point mort, puis il se plaça devant la voiture. S’inclinant et la saisissant avec ses deux mains, il tira sur la manivelle, faisant porter l’effort sur ses jambes. La manivelle résista, mais Pitt renouvela l’opération en laissant échapper un grognement et elle se déplaça de quelques millimètres vers le haut. Il se reposa un instant, puis tira encore. Le vilebrequin bougea enfin, faisant coulisser les six pistons dans leurs cylindres.

Avec sa propre petite collection de voitures anciennes à Washington, Pitt était versé dans l’art de démarrer ce genre de véhicule. Remontant dans le siège, il ajusta le papillon des gaz, l’étincelle d’allumage et le limitateur de régime qui se réglaient par différents leviers montés sur le volant. Il ouvrit ensuite le capot et amorça une petite pompe montée sur un réservoir en cuivre, dont il espérait qu’il contenait de l’essence. Il retourna ensuite à la manivelle et s’apprêta à faire démarrer le moteur manuellement.

Chaque traction sur la manivelle menait à une série de grincements du vieux moteur qui tentait d’aspirer de l’air et du carburant. Épuisé par son exposition au froid, Pitt sentait ses forces s’étioler à chaque mouvement. Pourtant il mettait toute sa volonté à poursuivre ses efforts après chaque gémissement du moteur. Enfin, à la dixième tentative, le moteur toussa. Quelques tractions de plus produisirent un crachotement. Les pieds gelés, mais le front dégoulinant de sueur, Pitt tira encore sur la manivelle. Le vilebrequin tourna, l’air et le carburant s’enflammèrent et avec un son de vieux tacot, le moteur revint à la vie.

Pitt se reposa brièvement tandis que la vieille voiture chauffait, envoyant un épais nuage de fumée par son tuyau d’échappement rouillé. En fouillant dans le corral, il trouva un petit tonneau rempli de chaînes qu’il lança sur la banquette arrière. Reprenant sa place au volant, il passa la première, releva son pied gauche engourdi de l’embrayage et fit sortir cahin-caha la Rolls du corral.

63

— L’heure est largement écoulée, fit remarquer Gunn en regardant sa montre avec un air lugubre.

Giordino et lui se tenaient debout sur la colline à regarder la scène de dévastation en dessous d’eux. Le feu du laboratoire s’était transformé en un violent brasier, qui avait consumé le bâtiment tout entier ainsi que le garage attenant. La fumée noire et les flammes bondissaient haut dans le ciel, baignant toute la propriété dans une lueur jaune orangée. De l’autre côté des jardins paysagers, un gros morceau de la résidence principale manquait, remplacé par un torrent d’eau qui coulait à l’ancien emplacement de l’aile nord.

— Allons faire un petit tour en bas, dit Giordino. Peut-être qu’il est blessé et qu’il ne peut plus marcher.

Gunn hocha la tête. Cela faisait près d’une heure qu’ils avaient entendu des coups de feu d’arme automatique dans la maison. Pitt aurait dû sortir depuis longtemps. Ils se dirigeaient vers leur voiture, quand soudain un grondement sourd se fit entendre en contrebas. Ils savaient qu’il ne s’agissait pas cette fois d’un séisme, mais plutôt de l’érosion causée par l’inondation. Ils s’arrêtèrent, redoutant ce qui allait se produire. De leur point de vue, on aurait dit l’effondrement d’un château de cartes. L’extrémité nord de la structure commença à s’écrouler, un mur après l’autre. Qn aurait dit qu’une vague de destruction prenait son élan et parcourait l’ensemble de la résidence. La partie principale se replia simplement sur elle-même avec fracas, puis elle disparut sous l’eau. La grande flèche blanche au-dessus du dôme sombra, en se désintégrant en mille morceaux. Gunn et Giordino ne voyaient que des blocs de décombres émerger de l’eau ; le cœur de la résidence glissa de son replat et fut emporté sur le flanc de la montagne. En quelques secondes, c’était fini. Seule une petite partie de l’aile sud avait survécu, au milieu de ce qui n’était plus qu’une vaste étendue d’eau.

Vu l’ampleur de la destruction, tous les espoirs de retrouver Pitt s’étaient évanouis. Gunn et Giordino savaient que personne à l’intérieur ou aux abords de la résidence n’aurait pu survivre. Aucun d’eux ne dit un mot ni n’esquissa un mouvement. Ensemble, ils restèrent debout et regardèrent solennellement le torrent déchaîné couler sur les fondations de la maison et se déverser en rugissant par-dessus la falaise. Ce bruit rivalisait avec le grondement de l’incendie du laboratoire pour bouleverser le silence de la nuit. Puis, Gunn entendit autre chose.

— Qu’est-ce que c’est ? fit-il en tendant la main vers le petit morceau de l’aile sud qui avait survécu au cataclysme.

Le hurlement d’un moteur tournant à plein régime se fit entendre en bas de la colline. Le moteur toussait et bégayait crachait sporadiquement, mais à part ça il semblait fonctionner au maximum. Le rugissement s’amplifia, puis on vit une paire de phares grimper lentement la pente.

À travers la fumée et les flammes, l’objet ressemblait à un insecte primitif géant sortant de son trou dans le sol. Deux lampes rondes, mais faiblement illuminées sondaient la nuit comme une paire de grands yeux jaunes. Un corps de métal brillant suivait, assombri par la boue et la poussière soulevée par ses appendices arrière. La bête soufflait même de la vapeur : un nuage de fumée blanche s’élevait au-dessus de sa tête.

La créature, avançant par embardées avec de gros efforts, finit par gravir la colline, en se battant à chaque mètre. Une bourrasque souffla soudain sur la fumée et la poussière et Giordino et Gunn découvrirent que cet insecte géant n’était autre que l’antique Rolls-Royce du corral.

— Il n’y a qu’un seul mec pour conduire une vieille guimbarde comme celle-ci à un moment pareil ! s’écria Giordino.

Bondissant dans la Range Rover, Gunn dévala la pente et fonça à l’intérieur de la propriété. Éclairant la Rolls-Royce avec leurs phares, ils virent que la vieille voiture luttait pour avancer et qu’elle tramait une chaîne tendue attachée à son pare-chocs arrière. La vieille guimbarde essayait désespérément de tirer un objet.

À l’intérieur de la Rolls, Pitt fit un petit signe reconnaissant à la Range Rover qui approchait, puis il se remit à essayer de faire avancer la vieille automobile. Son pied droit engourdi écrasait à fond l’accélérateur et le levier de vitesse était toujours en première. Les roues arrière tournaient et patinaient, et les pneus fatigués, dégonflés, tentaient courageusement de trouver une prise. Mais le poids à l’arrière était trop important, et la bataille semblait perdue même pour l’imposante voiture. Sous le capot, le moteur, qui chauffait trop, se mit à protester par de grands claquements. Le peu de liquide de refroidissement qui avait existé dans le bloc et le radiateur avait presque entièrement disparu et Pitt savait que le moteur n’allait pas tarder à lâcher.

Surpris, il vit soudain Giordino apparaître et se saisir du montant de la porte avec un clin d’œil et un sourire. Malgré sa jambe blessée, il se mit à pousser la voiture de tout son poids. Gunn, Wofford, et même Theresa apparurent et prirent tous place autour de la voiture, pour pousser de toutes leurs forces.

Cette force fut tout juste suffisante pour propulser la voiture dans un dernier souffle. Avec un soudain à-coup, elle bondit en avant. À dix mètres en arrière, un gros bloc de granit passa par-dessus le bord de la colline et glissa vers l’avant facilement juste sous la trajectoire de la voiture. Avançant jusqu’à un endroit sûr et sec, Pitt coupa le moteur dans un nuage de vapeur blanche.

Lorsque la vapeur se dissipa, Pitt découvrit qu’il était entouré d’une douzaine de scientifiques et de techniciens, ainsi que quelques gardes qui avaient renoncé à combattre l’incendie afin d’enquêter sur cette soudaine apparition. Il sortit prudemment de la Rolls et marcha vers l’arrière de la voiture. Giordino et les autres s’étaient déjà réunis autour et confirmèrent que l’objet remorqué par Pitt avait survécu intact.

Craignant pour leur sécurité, Pitt agrippa son .45 tandis que la foule s’approchait d’eux. Mais son inquiétude était vaine.

En voyant que le sarcophage de Gengis Khan avait été sauvé de l’inondation, les gardes et les scientifiques se mirent soudain à l’acclamer et à applaudir.